Pierre Bourdieu, l’Algérie et le pessimisme anthropologique
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N°19 Décembre 2014


Pierre Bourdieu, l’Algérie et le pessimisme anthropologique

Lahouari Addi
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قدم المؤلف قراءة علمية مهيكلة وعميقة لنموذج بورديو حول بلاد القبائل وحول وسط الاجتماع التقليدي عموما. هذا النموذج يبقى صالحا اليوم لفهم التحولات الاجتماعية الكبرى التي تميز المجتمعات التقليدية، خاصة وأن بيار بورديو كان قد اتخذ الجزائر، خلال النصف الثاني من الخمسينات، منطلقا لمعايناته الميدانية تُوِّجَت بجهد نظري. عمل السسيولوجي الجزائري عدي الهواري يكتسي أهمية كبيرة بالعودة إلى العمل النظري الذي أنجزه بورديو حول الجزائر. في البداية ذكر أن بورديو اهتم بهذه البلاد من منظورين، سسيولوجي وأنثروبولوجي، محللا، من جانب، آثار الهيمنة الاستعمارية على المجتمع الجزائري ضمن أفق سسيولوجي، ومن جانب آخر، عبر دراسة القرية القبائلية وثقافتها ضمن منظور أنثروبولوجي. أبرز عدي الهواري، بعد ذلك، وبطريقة كاشفة، كيف أن المفاهيم الكبرى في العمل النظري لبورديو (العادات الفردية، الرصيد الاجتماعي...) قد قام بصقلها في خضم أبحاثه المؤسِّسَة: بالنسبة له، فإن بلاد القبائل كانت دائما نموذجا مرجعيا يبرز الطابع الخفي لآليات الهيمنة الاجتماعية والأساس التاريخي للعقلانية في الخطاب الاقتصادي في المجتمعات الغربية.

الكلمات المفتاحية: بورديو، التحولات الاجتماعية، القرية القبائلية، رأس المال الإجتماعي، سوسيولوجية الموروث الاجتماعي Habitus

L’Auteur a tenu une lecture scientifique structurante du modèle Bourdieu sur la Kabylie et sur le monde social en général. Il a revisité le corpus théorique et les premiers travaux empiriques, menés en Algérie dans la seconde moitié des années cinquante par Pierre Bourdieu. Il rappelle d'abord que Bourdieu s'est intéressé à ce pays dans une double perspective, sociologique et anthropologique, analysant d'une part les effets de la domination coloniale sur la société algérienne dans une perspective sociologique et, d'autre part, en étudiant le village kabyle et sa culture dans une perspective anthropologique. Lahouari Addi démontre ensuite, de façon particulièrement éclairante, comment les concepts majeurs de l'œuvre théorique de Bourdieu (habitus, capital social,...) ont été forgés dans ces recherches fondatrices : pour lui, la Kabylie n'a jamais cessé d'être une référence paradigmatique pour montrer le caractère caché des mécanismes de la domination sociale et le fondement historique de la rationalité du discours économique dans les sociétés occidentales.   

MotsClés : Bourdieu ; Mutations sociales ; le village Kabyle ; Capital social ;sociologie de l’ habitus.

The author held a structuring scientific reading of Bourdieu model on  Kabylia region and on the social world in general. He revisited the theoretical corpus and the first empirical work held  in Algeria in the second half of the fifties by Pierre Bourdieu. He first reminded that Bourdieu was interested in that country from a dual perspective: sociological and anthropological, analysing on the one hand the effects of colonial domination on the Algerian society from a sociological perspective and on the other hand, studying the Kabyle village and its culture from an anthropological perspective. Lahouari Addi then demonstrates, in an enlightening way, how the key concepts of the theoretical work of Bourdieu (habitus, social capital, ...) have been forged in theis founding research. For him, Kabylia never ceased to be a paradigmatic reference to show the hidden character of the mechanisms of the social domination and the historical basis of the rationality of the economic discourse in Western societies.

Keywords:Bourdieu, Kabylia village, social capital, sociology of habitus

L’un des plus grands sociologues français du XXèm. siècle, Pierre Bourdieu a marqué de son empreinte l’analyse sociologique, fournissant à celle-ci un grand nombre de concepts aujourd’hui utilisés par des étudiants, des journalistes et toute autre personne ayant un minimum de culture générale. En effet, les notions de capital social, violence symbolique, habitus… sont entrées dans le langage courant du public cultivé. Ceci marque la différence entre un professeur enseignant la sociologie à l’université qui a des étudiants, et peut-être des disciples, et un auteur qui devient une autorité intellectuelle et qui a un public.  P. Bourdieu s’est distingué comme un sociologue à grande notoriété parce que son œuvre contient un projet intellectuel qui a séduit certains segments de la classe moyenne, notamment les enseignants acquis en majorité au principe républicain d’égalité des chances. Ils ont trouvé en lui l’auteur qui montrait que l’école reproduisait les inégalités da la société. Bourdieu n’est pas seulement un sociologue de l’éducation ; il est de manière plus large un penseur critique de la modernité. Cet aspect de sa pensée a été peu souligné, tout comme le rapport à l’Algérie, pays où il a élaboré ce qui deviendra par la suite une théorie sociologique avec ses propres concepts. Il y a observé des individus arrachés par la colonisation à leur système d’autosubsistance sans être pour autant préparés à la culture du marché qui suppose, entre autres, une conception du temps différente de celle des sociétés traditionnelles1. Les écrits de Bourdieu sur l’école, sur la culture, sur les goûts, sur la littérature, sur l’Algérie… appartiennent au même souffle critique et sont marqués par un pessimisme anthropologique foncier. Alors qu’il soutenait l’indépendance de l’Algérie, il n’admettait pas les thèses de Frantz Fanon à une époque où elles étaient en vogue dans le champ universitaire, développant une analyse sociologique qui mettait en garde contre les utopies millénaristes. Cet article se focalisera sur deux aspects peu commentés de la pensée de Bourdieu : la critique contre la modernité oppressive et son scepticisme sur le caractère révolutionnaire du nationalisme algérien.                                               

Bourdieu, un intellectuel contre la modernité oppressive

Pourquoi Bourdieu a-t-il attiré tant de monde ? En quoi sa pensée est originale par rapport à celles de ses pairs ? Pour répondre à ces questions, il faut rappeler que son œuvre contient une préoccupation fondamentale d’ordre philosophique. Sa sociologie insiste sur l’oppression de l’homme dominé et objet de violence symbolique. L’homme, dit-il, est esclave des capitaux sociaux qui le possèdent et qui l’héritent, plus qu’ils ne les possèdent et ne les héritent2. Chosifié et désincarné, il est dépossédé de son humanité par des structures sociales en conflit permanent. La sociologie de Bourdieu ne porte pas sur les structures sociales mais elle souligne l’importance des capitaux sociaux qui hiérarchisent les individus et qui fondent la violence symbolique acceptée parce que perçue comme légitime. Le conflit entre agents – individus qui agissent autant qu’ils sont agis – est permanent. C’est l’état de nature hobbesien où la violence symbolique est hégémonique, et est présente y compris dans l’espace domestique. La reproduction des capitaux sociaux se fait nécessairement dans la conflictualité, dans la compétition, se déroulant dans une société qui apparaît alors comme une articulation d’intérêts contradictoires et antagoniques, formant une pyramide où, à l’exception des deux extrémités, tous les agents sont simultanément dominés et dominants. Le petit-bourgeois est dominé, mais il domine à son tour ceux qui sont dans une position inférieure à la sienne. Même le travailleur appartenant au bas de l’échelle est dans une position dominante dans l’espace domestique vis-à-vis de sa femme ; d’où le concept de violence symbolique qui s’exerce sur des agents qui la subissent et qui la reproduisent du fait d’habitus inculqués dès la prime enfance.

Peut-on attendre de l’Etat qu’il humanise ces rapports sociaux ? Peut-on espérer que le droit rende illégal le conflit entre les capitaux sociaux ? Non, répondrait Bourdieu, parce que l’Etat et le droit ont pour fonction de réguler ces antagonismes pour éviter qu’ils dégénèrent en violence physique et les empêcher qu’ils portent atteinte à l’ordre dit public. L’Etat n’est pas neutre ; il est  partie prenante du conflit et il est une machine qui reproduit les rapports sociaux antagoniques au profit des dominants3. Il est le pouvoir qui légitime et qui protège tous les pouvoirs sociaux bâtis sur les privilèges et les inégalités4. Le concept de reproduction prend tout son sens quand il est relié à l’Etat dont la fonction est d’assurer la continuité de l’ordre social inégalitaire, en utilisant le droit, la police et même l’école qui apprend aux enfants la légitimité de la hiérarchie sociale à laquelle il faut obéir.

Ce qui est frappant dans cette pensée, c’est qu’il n’y a pas d’issue pour mettre fin à cette situation, et la paix sociale est impossible à envisager. Il n’y a chez Bourdieu ni l’équivalent de l’état civil hobbesien où les citoyens protégés par Léviathan jouissent de leurs droits naturels, ni le « grand soir » des marxistes où la prise du pouvoir par le prolétariat promet la société sans classe. De ce point de vue, Bourdieu n’est pas un révolutionnaire dans le sens marxiste, et il n’a pas de projet politique de libération des opprimés. Il n’a jamais cru en les vertus révolutionnaires du marxisme ni même en une prise de pouvoir par les dominés supposée mettre fin domination5. Son message est que la modernité renforce l’oppression de l’homme, en y ajoutant des inégalités sociales reproduites par les institutions comme le marché, l’école, l’Etat… Penseur pessimiste comme Rousseau, il est convaincu que la modernité diminue l’homme en lui donnant l’illusion de la liberté. Il n’est pas cependant nostalgique de la société traditionnelle ; ce n’est ni Tocqueville regrettant l’Ancien Régime, ni à l’opposé Saint-Simon ou Auguste Comte qui croyaient que la science et l’industrie feront le bonheur de l’humanité.

Son œuvre est inspirée par la critique sociale de l’homme enchaîné par les déterminismes sociologiques fondés sur des mécanismes cachés que la sociologie dévoile sans pouvoir y mettre fin car tout habitus abattu sera remplacé par un autre. Dans sa vision, l’homme a une destinée tragique que la modernité a aggravée6. Pour montrer cette thèse, il entreprend l’ethnographie du village kabyle pour étudier une société qu’il présente comme un échantillon de civilisation non industrielle avant la chute dans la modernité oppressive7. Le sens de l’honneur sous la forme du nif, le courage moral et physique, le franc-parler, le rapport d’homme à homme sans médiation, le mépris de la richesse matérielle, l’esprit de solidarité, le comportement naturel et sans artifices… sont autant de vertus civiques que Bourdieu décèle chez le villageois Kabyle, et ce sont précisément ces vertus que l’homme occidental aurait perdues au contact de la modernité établissant des inégalités sur la base de capitaux hérités et souvent non mérités. Chez les Kabyles, dit Bourdieu, tous les hommes à la naissance héritent d’un capital social – l’honneur – qui sera fructifié ou dilapidé par son propriétaire sous sa seule responsabilité8. Bourdieu a choisi la Kabylie, et y a cherché l’image universelle de l’homme pour dénoncer les méfaits de la civilisation occidentale matérialiste qui a réduit l’homme à un objet, guidé par un individualisme exacerbé rationalisé par l’économie politique. La vie sociale en Occident emprunte désormais ses lois au marché où les capitaux sociaux se concurrencent de la même manière que les marchandises. La valeur des individus ne se mesure pas sur le critère de ce qu’ils sont mais de ce qu’ils ont. Les individus sont ce qu’ils ont, mais ils sont aussi ce qu’ils n’ont pas9. Ne pas avoir est devenu un être social qualitativement déficitaire par rapport à une norme quantitative. Les rapports entre les hommes se réduisent à la compétition de leurs capitaux sociaux qui donnent les moyens de se distinguer et de se positionner sur l’échelle sociale10.  

Bourdieu en Kabylie, c’est Rousseau dénonçant le caractère artificiel et inique de la société moderne11. C’est aussi l’utopie, mais une utopie utilisée comme une arme dans la contestation des privilèges et des injustices12. Le village kabyle indique que la modernité a ajouté aux inégalités naturelles des inégalités artificielles légitimées par les habitus. Bourdieu valorise la société kabyle par rapport à la société moderne, en expliquant que les sociétés traditionnelles, au charme indiscutable, « ont su faire coïncider l’habitus et l’habitat, la vision du monde et la structure de l’espace domestique ou encore les espérances et les chances de les réaliser13 ». Cette vision, assez proche de celle de Rousseau, n’est pas passéiste ; au contraire, elle désacralise les institutions et les rapports d’autorité en indiquant qu’ils sont des constructions humaines qui puisent leur légitimité dans le consentement des dominés. « Dénaturalisant » le lien social, cette problématique nourrit une contestation revendiquant l’abolition ou la réforme d’institutions désormais perçues comme injustes et donc illégitimes. 

Plus profondément encore, Bourdieu remet en cause des croyances, comme celles sur l’école perçue comme un mécanisme d’attribution de statut social sur le critère du mérite individuel. La compétition et l’inégalité qui existent dans la société se prolongent dans l’école entre les élèves qui sont dotés de capitaux culturels différents. L’école, dit-il, est organisée autour de la compétition scolaire entre enfants inégalement pourvus culturellement. A l’âge de douze ans, l’enfant d’un médecin connaît les capitales des principaux pays de la planète parce que, en jouant avec son père, il acquiert des connaissances. Ce n’est pas le cas du fils du paysan ou de l’immigré14. Ceci n’est pas pure spéculation quand nous savons que dans les banlieues des villes, les écoles sont fréquentées par des élèves issus de couches populaires et de populations dont la langue des parents n’est pas le français. Ces élèves, de par leurs origines sociales, sont handicapés dans la compétition du système scolaire qui en exclut une bonne partie. En effet, combien de fils d’ouvriers et de travailleurs immigrés entreront à Sciences Po Paris, à l’ENS et à l’ENA, ces lieux de formation de la « noblesse d’Etat » qui fournissent les dirigeants des grandes entreprises publiques et privées et les cadres de la haute administration, nouveaux barons de la France qui croit avoir aboli en 1789 les privilèges de l’ordre féodal15.

Bourdieu insiste sur la reproduction héréditaire des privilèges, se demandant combien d’enfants d’ouvriers entreront à l’ENA en comparaison avec les enfants de patrons d’entreprises, de banquiers et de médecins ? Sa sociologie critique – de la reproduction des inégalités – a fourni aux groupes contestataires des années 1960 et 1970 le langage qu’ils cherchaient pour se révolter contre l’oppression désincarnée des déterminismes et des institutions. Elle a légitimé la rébellion contre l’Etat, accusé de pratiquer la violence symbolique et de reproduire les inégalités et l’injustice. Le langage de Bourdieu avait pris le relais du langage politique marxiste discrédité par les pratiques liberticides des Etats communistes et a préparé la révolte des étudiants en mai 1968. Mais il ne prenait part à aucune de ces révoltes – que ses écrits encourageaient – et ne signaient pas de pétition. Il aura fallu attendre le conflit social de décembre 1995 pour qu’il soutienne publiquement les cheminots grévistes à Paris16.  

Malgré son sens aigu de la justice, Bourdieu n’idéalisait pas les victimes des systèmes inégalitaires qu’il dénonce. Il ne s’en prenait pas non plus aux privilégiés eux-mêmes, mais aux mécanismes qui produisent et reproduisent les privilèges, laissant entendre que les dominés, le plus souvent, ne pensent pas casser les mécanismes de la subordination mais seulement à  prendre la place des dominants. Bourdieu ne s’en prend jamais aux acteurs  - qu’il appelle agents parce qu’ils ne sont pas libres – mais toujours au système qui les emprisonne tout en donnant à certains d’entre eux l’illusion de la liberté et de la supériorité, d’où sa propension à critiquer les institutions qui cristallisent les inégalités sociales. Utopiste dans l’idéal, Bourdieu a été réaliste dans l’analyse sociologique qu’il utilise comme un moyen et non comme une fin. Son originalité théorique dans les années 1960 est double. Premièrement, il rompt avec la sociologie discursive de Georges Gurvitch, autorité universitaire à la Sorbonne, en allant sur le terrain pour y mener des enquêtes, réaliser des interviews et consulter des statistiques. Deuxièmement, il dépasse l’opposition stérile objectivisme/subjectivisme en proposant une sociologie des pratiques dont l’objet est constitué d’agents que leur propre histoire a dotée d’habitus qui leur permettent d’acquérir les capitaux sociaux nécessaire pour la compétition. Cette architecture conceptuelle nouvelle, soutenue par des travaux de terrain sur l’art, la photographie, le goût, la littérature, l’école…, véhicule une vision philosophique du monde17. Comme si Bourdieu utilisait la sociologie pour infirmer les théories des deux plus grands intellectuels des années 1960, Jean-Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss. Il a rejeté de manière nette l’existentialisme du premier pour qui « l’homme est condamné à être libre », mais il n’a pas pour autant adhéré aux thèses du structuralisme du second qui dissout l’individu dans les structures de la société. Pour échapper à cette alternative, il a créé un espace épistémologique entre les deux, la « sociologie de l’habitus », où l’agent, tout en ayant l’illusion d’être libre, obéit à son habitus hérité du passé. L’habitus, c’est la nécessité faite vertu, dit-il ; c’est aussi la capacité d’adaptation de l’individu en fonction de ses ressources psychologiques et de la nature de ses capitaux sociaux, dans une situation où il est difficile d’imaginer de dépasser les limites objectives de sa propre vie quotidienne. L’habitus, c’est le passé incorporé qui attache - statistiquement - l’agent à sa position dans la hiérarchie sociale, en fonction de ce qu’il a - ou n’a pas - hérité. L’habitus, c’est l’intériorisation de l’extériorité, c’est-à-dire la perception du monde social et l’appartenance à la société dans ses parties inférieure, moyenne ou supérieure.

La sociologie de l’habitus, se défend Bourdieu contre ses détracteurs, ne justifie pas la reproduction de la hiérarchie. Elle cherche au contraire à jeter une lumière crue sur les mécanismes de l’oppression fondés sur l’ignorance des dominés ; ce faisant, elle leur enlève toute légitimité. Mais cette position n’est qu’une concession à son pessimisme radical car pour lui, il y aura toujours des rapports nouveaux de domination avec une méconnaissance nouvelle de ces rapports. L’inégalité entre les hommes ne prendra jamais fin. Cette règle, il l’applique au nationalisme algérien qu’il a soutenu dans le combat contre le système colonial et qui reproduira, pensait-il, une fois l’Indépendance acquise, les mécanismes de domination d’un régime autoritaire.    

Pierre Bourdieu a été un auteur original qui a brisé l’isolement académique de la sociologie en privilégiant les thèmes relatifs à la misère du monde et à la reproduction des inégalités sociales18. Il a critiqué la modernité occidentale qui aurait exacerbé l’égoïsme des individus tout en donnant à ces derniers l’illusion de l’égalité, alors qu’elle ne réalise les espérances que d’une minorité. Ce pessimisme anthropologique est au fondement de cette sociologie critique des pratiques sociales tant dans les pays du Nord que dans ceux du Sud pauvre qui permet de contester les inégalités sociales sans donner des illusions sur le futur idéal. C’est pour cette raison qu’elle a eu un écho favorable parmi les étudiants du Nord et presque aucun parmi ceux du Sud, en particulier en Algérie où elle est ignorée. C’est que son enseignement ne correspond pas aux utopies nationaliste et islamiste qui occupent le champ politique, dans un pays où le discours est encore à l’apologie soit du passé (la salafiya), soit du futur (l’islamisme). 

Bourdieu est arrivé en tant que militaire en Algérie, en 1955, en pleine guerre. Affecté dans des services administratifs, il a échappé à la vie de caserne et aux opérations militaires. Rendu à la vie civile en 1958, il reste à Alger où il enseigne à la Faculté des Lettres jusqu’en 1962-63. Profitant de son séjour, il a lu de nombreux documents ethnographiques et statistiques tout en menant des enquêtes sur le prolétariat urbain en collaboration avec une jeune équipe d’un centre de recherche local et sur le monde rural avec un collègue algérien19. Il a été sans ambiguïté contre le système colonial et pour l’indépendance de l’Algérie, mais il ne se faisait aucune illusion sur les discours du FLN promettant la société fraternelle de demain. L’Algérie avait été si profondément déstructurée par la colonisation et elle est si appauvrie que ses élites politiques ne sont pas en mesure, pour des raisons historiques et sociologiques, de formuler un projet moderne, révolutionnaire et réaliste. 

Bourdieu et le nationalisme algérien    

Pierre Bourdieu a eu un rapport très fort à l’Algérie qui a été pour lui une source d’inspiration, mais aussi un terrain d’élaboration d’une théorie sociologique destinée à réfuter l’existentialisme et le structuralisme. C’est en effet dans ce pays qu’il a mené un travail de terrain en anthropologie au cours duquel il a élaboré sa théorie sociologique20. En observant le village kabyle, il a forgé les principaux concepts constitutifs de sa sociologie : violence symbolique, capital social, habitus… Mais l’Algérie a été plus qu’un terrain de recherche, car  c’était d’abord des hommes, des femmes et des enfants confrontés à la dureté du système colonial qui les a enfoncés dans la misère et le sous-développement. Et qui ensuite leur a fait la guerre lorsqu’ils ont souhaité avoir un Etat national indépendant. Bourdieu était pour l’indépendance de l’Algérie et était navré que les « pieds noirs », qui n’étaient pas tous des colons privilégiés, se soient coupés de la population musulmane dont ils n’ont pas partagé les aspirations nationalistes. Eux-mêmes victimes du système colonial, ils ont vécu dans l’illusion d’être supérieurs  aux « indigènes musulmans » dont ils ne comprenaient pas la révolte.

Pour critiques que soient les travaux de Bourdieu à l’endroit de l’ordre colonial, montrant que celui-ci ne permet pas aux colonisés de sortir du dénuement, ils ne versent ni dans le misérabilisme ni dans une sociologie complaisante de la « culture de la pauvreté ». Il ne croit d’ailleurs pas aux vertus révolutionnaires de la misère qui mutile l’homme en le livrant à l’imaginaire. Sa sociologie n’exalte pas la pauvreté ; elle dénonce ses causes sans pour autant tomber dans le populisme. Refusant la théorie volontariste de la prise de conscience révolutionnaire découlant de la philosophie du sujet de Jean-Paul Sartre, Bourdieu s’est gardé de prêter au militant du FLN des qualités révolutionnaires parce que, explique-t-il, les « espérances subjectives ont partie liée avec les conditions objectives21 ». Concevant la révolution comme une rupture avec un présent à substituer à un futur probable par une construction politique qui suppose la capacité de se projeter dans un avenir maîtrisable, il rappelle que la prise de conscience révolutionnaire ne peut être le résultat d’une ferveur collective, à moins de la confondre avec toutes les utopies des mouvements de révolte que les siècles précédents ont aussi connus. Le projet révolutionnaire est lié aux conditions sociologiques contenant en elles-mêmes des « éventualités probables », c’est-à-dire que pour que l’oppression débouche sur la prise de conscience révolutionnaire, il faut que l’ordre social contienne en lui-même son dépassement. Le projet révolutionnaire n’est pas une « confrontation sans antécédent du sujet avec le monde » comme semble l’affirmer J-P. Sartre qui « s’insurge non sans raison, contre la sociologie objective (je dirais objectiviste) qui ne peut saisir qu’une socialité d’inertie22». Mais si l’objectivisme qui sous-estime la capacité des individus à faire la révolution est à écarter, le subjectivisme qui la surestime est aussi à rejeter parce que celle-ci ne relève pas de la pure intention du sujet. Ce dernier est porteur d’un habitus qui réconcilie « la chose et le sens » dans un équilibre entre la fidélité à soi-même et le désir de changer.

Mais ce qui est important pour Bourdieu, ce n’est ni l’une ni l’autre, mais la capacité de changer et de créer un monde réel différent abolissant la contradiction devenue insupportable pour les individus. Plus cette capacité est faible, plus grande est la tentation de confier le changement à l’imaginaire qui enchante la réalité au lieu de la transformer. Ayant été dominée par un système colonial violent, l’Algérie était grosse d’une révolte dirigée contre les injustices de l’ordre colonial qui ont amené les Algériens à déclencher la guerre d’indépendance dont Frantz Fanon a été le théoricien le plus marquant. Fanon a saisi à sa juste valeur la colère des opprimés à l’égard du système colonial et a analysé la violence visant à détruire ce système. Cependant,  pris dans la ferveur du combat nationaliste, il a surestimé les capacités des Algériens à penser le politique dans son autonomie et surtout à institutionnaliser les rapports d’autorité. La société post-coloniale n’a pas la sérénité et la stabilité des groupes sociaux traditionnels qui font correspondre les espérances aux chances de les réaliser, ni les structures de la société moderne où les agents ont la capacité de s’organiser pour résister à l’arbitraire du pouvoir.  Cette hypothèse, formulée implicitement, a empêché Bourdieu de verser dans le tiers mondisme, soulignant l’incapacité des sociétés du tiers monde à concevoir le changement avec une perception du futur en relation avec la maîtrise du présent dans la reproduction de la vie quotidienne. Ce ne sont pas les plus pauvres, dit-il, qui feront la révolution même si leurs conditions de vie les amènent à se révolter. Il appuie cette position par une citation de Durkheim, extraite de Les règles de la méthode sociologique : « C’est parce que le milieu imaginaire n’offre à l’esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s’abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs23 ».

Cette citation donne tout son sens aux utopies révolutionnaires et aux millénarismes apparus à la faveur de la libération des peuples du tiers monde, annonçant leur échec du fait même qu’ils sont l’expression politique de conditions sociologiques si précaires qu’elles ne permettent pas d’envisager de les dépasser24. Les révolutions qui ont éclaté dans des conditions de misère économique et sociale – et la Russie en est un exemple – ont développé une dichotomie schizophrénique entre le discours clamant la générosité du but final et les moyens et méthodes souvent inhumains utilisés qui ont substitué une inégalité à une autre encore plus profonde. Les exemples historiques ne manquent pas, de l’Union soviétique à l’Algérie, ou pire encore, au Cambodge de Pol Pot, qui ont malheureusement donné raison à Bourdieu.

Bourdieu s’était toujours gardé de critiquer, tout au moins ouvertement, le régime de l’Algérie indépendante, bien que Travail et Travailleurs en Algérie publié en 1964 fourmille d’allusions à l’endroit de l’utopie et du tiers-mondisme du FLN. Cependant, en 1997, lors d’une journée d’études organisée en son hommage à l’Institut du Monde Arabe, à Paris, il y a eu un passage dans son intervention où la critique n’a jamais été aussi explicite et aussi directe. << L’Algérie telle que je la voyais, a-t-il dit, et qui était bien loin de l’image révolutionnaire qu’en donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat, était faite d’une vaste paysannerie sous-prolétarisée, d’un sous-prolétariat immense et ambivalent, d’un prolétariat essentiellement installé en France, d’une petite bourgeoisie peu au fait des réalités profondes de la société et d’une intelligentsia dont la particularité était de mal connaître sa propre société et de ne rien comprendre aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans chinois étaient loin d’être tels que se les imaginaient les intellectuels de l’époque. Ils étaient révolutionnaires mais en même temps ils voulaient des structures traditionnelles car elles les prémunissaient contre l’inconnu25 >>.

Cette citation indique la méfiance qu’avait Bourdieu pour les discours généreux inspirés plus par l’imaginaire que par les réalités sociologiques. Le propre du populisme est d’être verbalement généreux en présentant les antagonismes politiques comme des produits maléfiques des forces mal intentionnées. L’analyse réaliste et prémonitoire de Bourdieu, dont je grossis à peine les traits, est contenue dans le travail de sociologie entrepris à travers des enquêtes de terrain et des entretiens (contenus dans Travail et Travailleurs en Algérie) qui révèlent une idéologie politique spontanée, constituant le nationalisme algérien qui se nourrit plus du sentiment d’injustice face à l’ordre colonial que de la volonté de construire un Etat de droit. Les enquêtés expriment leurs positions politiques en termes de bien et de mal, parfois font référence à la justice qu’ils souhaitent et à l’injustice qu’ils dénoncent, se remettent souvent à Dieu qu’ils invoquent pour rétablir l’ordre juste. Dans tous les cas, ils font preuve d’un attachement fort à leur communauté dont ils pensent qu’elle sera la meilleure de toutes une fois l’Indépendance acquise. Si le FLN a été si populaire dans les années 1950, c’est qu’il a été le véhicule de cette culture présentant entre autres une vision enchantée du futur.

Le discours populiste et l’utopie qu’il véhicule confortent la « culture politique » du sous-prolétaire et du chômeur pour qui les richesses sont naturellement abondantes mais accaparées par les Français dont la méchanceté empêche une répartition équitable. Il restitue une vision du monde en relation avec la pauvreté culturelle qui n’aide pas à percevoir les causes réelles de la détresse et qui incite à « personnaliser » les situations appréciées en termes de mal et de bien. « La révolte, écrit Bourdieu, est dirigée avant tout contre des personnes ou des situations individuelles, jamais contre un système qu’il s’agirait de transformer systématiquement. Et comment en serait-il autrement ? Ce qui est perçu, ce n’est pas la discrimination mais le racisme ; ce n’est pas l’exploitation mais l’exploiteur ; ce n’est pas le patron mais le contremaître espagnol26 ». D’où l’explication du chômage par une volonté maléfique, alors que le travail, supposé en quantité suffisante, serait caché aux Algériens pour les maintenir dans la misère. Ne concevant pas la rareté du travail, l’Algérien ne saisit pas le chômage en termes de fluctuations de l’offre et de la demande de main-d’œuvre, et ne l’appréhende pas à travers les mécanismes du marché qui fixe les besoins en force de travail. Pour lui, la cause du chômage est humaine et maléfique : la méchanceté des Français qui refusent d’employer ceux qui sont dans le besoin. Cette représentation est confortée par le fait que le plein emploi est quasi total chez les Européens, ce qui prouverait que le travail existe en quantité suffisante, mais que les colons le cachent pour contraindre les Arabes à la misère. D’où il faut lutter pour trouver un emploi quelconque ; il faut ruser pour échapper au plan diabolique des Européens. « Le travail, il y en a, mais ils ne veulent pas le donner » dit l’un ; « je suis prêt à faire n’importe quoi et à n’importe quelle heure, et ils ne veulent pas m’employer. Les Français ne nous veulent pas du bien », dit l’autre. Ces réponses montrent l’imprégnation de la « culture traditionnelle » pour laquelle l’emploi est une quantité à répartir à tous les membres de la société afin que tous soient occupés27. Le chômage serait donc le résultat d’une volonté politique renvoyant à la méchanceté des Français qui font de la rétention de l’emploi pour réduire les Algériens à la misère. Donc une fois les Français partis, le travail deviendrait abondant ; ce qui explique que l’Indépendance a été un objectif exaltant dans lequel les Algériens avaient investi affectivement. Mais quelques années après l’indépendance, avec la persistance du chômage et les difficultés de la vie quotidienne, la réalité a pris le dessus et l’exaltation affective a fait place au désenchantement, ce qui explique la montée en puissance et la popularité de l’islamisme qui reproduit l’utopie du FLN des origines. De ce point de vue, le FLN est le père du FIS parce que le second s’est nourri du populisme du premier28.

Pour être révolutionnaire, un mouvement doit être l’expression d’un refus d’une réalité oppressive à changer non pas par la générosité d’âme des leaders, mais par la volonté de transformer les rapports sociaux, à commencer par abolir les rapports d’autorité arbitraires et à respecter la dignité de chaque être humain. Comme dans toute révolution, l’enthousiasme de la mobilisation génère des pratiques autoritaires auxquelles le FLN n’a pas échappées. Ses responsables n’ont pas hésité à tuer des militants usant de la liberté de critique et d’expression. Le discours apologétique de l’utopie révolutionnaire de Frantz Fanon a caché les rapports réels dans l’organisation du FLN où étaient reproduits les mécanismes d’allégeance. Une lutte implacable et une méfiance maladive ont marqué les rapports entre les dirigeants de la guerre de libération, dont a été victime le symbole de la lutte nationaliste, Messali Hadj, ou encore le théoricien de la guerre de libération, Abbane Ramdane, pour ne citer que les plus connus. Pendant sept ans, le FLN a fonctionné avec une anarchie au sommet – qui a favorisé la prise du pouvoir par les militaires dès 1957 – et une terreur à la base dont les victimes se sont comptées par milliers. La victoire sur la France coloniale a été acquise, mais le prix a été trop élevé. L’Etat indépendant a été accaparé par les militaires qui l’utilisent depuis pour s’opposer à l’émergence d’une société civile. L’indigence idéologique du FLN et la pauvreté culturelle de ses dirigeants n’ont pas permis de dépasser l’aliénation qui a donné naissance à un nouveau Dieu, la Révolution, d’autant plus implacable et sans miséricorde qu’il devait s’imposer au début par la terreur et la brutalité. Il faut avoir en tête la hantise de ces nombreux militants sincères qui apprennent un jour que la Direction (elqayada), la Révolution (etawra), le Parti (el hizeb) l’Armée (eljeich)... leur retirent la confiance pour avoir fait preuve de scepticisme à l’égard de telle ou telle décision ou à l’égard de tel ou tel dirigeant, pour prendre la mesure de l’aliénation de ceux qui prétendent se réclamer d’un mouvement de libération supposé libérer de la domination coloniale et des aliénations qui lui sont constitutives29. Il faut convenir avec Bourdieu que « l’aliénation absolue anéantit la conscience de l’aliénation30 ». 

L’autoritarisme du FLN s’est inscrit dans les rapports d’autorité de la société coloniale qui fait du prestige un capital symbolique recherché pour ce qu’il permet d’acquérir. Durant la guerre, il était compensé par l’esprit de sacrifice, et beaucoup de cadres du FLN ne savaient pas s’ils allaient survivre jusqu’à l’indépendance. Mais ceux qui ont survécu, ont profité de la rente symbolique qui a permis d’acquérir un pouvoir social et des biens matériels. Le FLN est porteur de cette culture apparue au grand jour dans l’exercice du pouvoir entre les mains d’une élite issue d’une modernité atrophiée et qui reproduit cette atrophie en mettant sur pied une administration d’Etat sans contre-pouvoir, ce qui a favorisé la corruption et la prédation et fait perdre aux dirigeants toute légitimité aux yeux de la population. C’est ici que prend son origine la crise politique qui a éclaté dans les années 1990.    

Conclusion

En critiquant la modernité occidentale, Bourdieu oppose les déterminismes sociologiques aux potentialités de liberté de l’homme qu’il ne formule jamais explicitement mais qui, néanmoins, constituent un horizon ou plutôt une norme renvoyant à une anthropologie métaphysique de l’homme au contenu insaisissable. Ne pouvant se réaliser un jour dans cet homme métaphysique, l’agent bourdieusien est condamné à un destin tragique du fait qu’il ne pourra jamais se libérer des habitus et de la violence symbolique qui y est contenue. Si Bourdieu est autant pessimiste, à quoi sert-il ? Sa pensée, comme celle de son illustre prédécesseur J.J. Rousseau, sert à mesurer le déficit entre la réalité sociale et le potentiel d’humanité de cette réalité. Appréhendée cous cet angle, elle pourrait aider à conquérir des libertés nouvelles et à élargir l’espace public. Il y a cependant une ambiguïté chez Bourdieu par rapport à la société post-coloniale marquée par l’utopie et l’imaginaire plus que la société occidentale du fait de la précarité des agents. Cette utopie est-elle un obstacle à la réalisation de la modernité à laquelle ces agents aspirent ou à l’idéal métaphysique de l’homme ? La question reste ouverte.




























Refrences

1.  Cf. Marie-France Garcia-Parpet, « Des outsiders dans l’économie de marché. Pierre Bourdieu et les travaux sur l’Algérie », Awal, n° 27-28, 2003. L’auteur dénombre quatorze ouvrages et articles de Bourdieu sur l’Algérie.

2. Cette idée, empruntée à Marx, traverse toute l’œuvre de Bourdieu. Dans deux de ses ouvrages, (Le sens pratique, éditions de minuit, 1980, et Le bal des célibataires, éditions du seuil, 2002), il met en ouverture de chapitre cette phrase de Marx : « Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite ».

3. La sociologie politique de Hobbes à Weber a construit son objet sur l’hypothèse du monopole de la violence physique exercé par une institution qui trace une frontière juridique entre l’ordre public et l’anarchie. Une sociologie positive de l’Etat est par conséquent impossible à envisager avec le concept de violence symbolique qui n’est pas susceptible d’être monopolisée. Sur la difficulté de construire une théorie positive de l’Etat sur le concept de violence symbolique, Cf. L. Addi, « Statut du politique et violence symbolique chez Pierre Bourdieu » in Revue française de science politique, décembre 2001

4.A ce niveau, il serait intéressant de le comparer à Michel Foucault avec qui il partage la même conception de l’Etat

dominateur. Foucault a cependant une théorie plus élaborée qui se focalise sur la prison et l’hôpital psychiatrique pour montrer que l’Etat moderne s’est donné comme objectif de discipliner les individus en soumettant physiquement leurs corps. Cette théorie est bâtie sur la domination physique par les institutions, d’où une plus grande importance de la violence physique même si Foucault donne toute son importance à la violence symbolique. Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, et Histoire de la folie, Gallimard.

5.A propos de son rapport au marxisme, voilà ce qu’il écrivait quatre ans avant sa disparition : « J’avais l’habitude depuis longtemps, lorsqu’on me posait la question, généralement mal intentionnée, de mes rapports avec Marx, de répondre qu’à tout prendre, et s’il fallait à tout prix s’affilier, je me dirais plutôt pascalien », P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1977, p. 9

6.Dans un entretien radiophonique avec Antoine Spire, il résume cette position par une phrase explicite : « Si le monde social m’est supportable, c’est parce que je peux m’indigner ». L’entretien a été reproduit sous forme de petit ouvrage de 61 pages aux éditions de l’Aude en 2002

7.Ce n’est pas la première fois qu’un anthropologue choisit une région exotique pour élaborer des comparaisons avec sa société d’origine. C. Lévi-Strauss est allé au Brésil, E. Evans-Pritchard au Soudan et Ruth Benedict au Japon, soit pour montrer l’universalité de la civilisation occidentale et sa supériorité sur toutes les autres, soit pour montrer son déficit par rapport à celles qui sont restées plus proches de la nature.


8.Cf. son article « Le sentiment de l’honneur » in P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972

9.Cf. L. Addi, « L’anthropologie du capital social » in L. Addi (sous la direction de), L’anthropologie du Maghreb : Berque, Bourdieu, Geertz et Gellner, Awal-Ibis Press, Paris, 2003

10.P. Bourdieu, La distinction, éditions de Minuit, 1979

11. Le premier qui, à ma connaissance, a comparé Bourdieu à Rousseau est Pierre Encrevé dans un article intitulé « Une philosophie réaliste de la liberté », Awal, n°27-28, 2003

12. On aurait tort en effet de croire que la pensée de l’un et de l’autre n’est que spéculation et révolte sans issue, car même si le « bon sauvage » n’a jamais existé historiquement, et même si Bourdieu idéalise le village kabyle, il ne reste pas moins que leurs œuvres respectives aident à mesurer le déficit entre le potentiel d’humanité et la réalité sociale. Et si l’on prend conscience du déficit, ils semblent dire, il est possible d’agir pour le réduire, sans toutefois le faire disparaître. Le modèle de démocratie de Rousseau est irréalisable, et il le sait puisqu’il dit qu’il ne conviendrait qu’à des demi-dieux, mais en montrant l’imperfection de la démocratie représentative actuelle, il contribue à élargir l’espace public et à approfondir la notion de citoyenneté dans une situation historique où l’inégalité entre gouvernants et gouvernés est structurellement  indépassable et où la lutte pour de plus grandes libertés publiques demeure toujours d’actualité.

13. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit, p. 178

14.Cf ses deux ouvrages La reproduction, éditions de Minuit, 1964, et Les Héritiers, éditions de Minuit, 1965

15. Cf. P. Bourdieu, La noblesse d’Etat, éditions de Minuit, 1990.

16.  Jusqu’en 1995, Bourdieu a refusé d’être un « intellectuel engagé », affirmant qu’un homme de science est déjà engagé par sa pratique scientifique quand il montre les mécanismes artificiels de la reproduction de la domination.

17.Philosophe de formation, Bourdieu a eu un discours très critique contre les philosophes « théoricistes »  (mode Althusser) coupés des réalités sociales et des soit-disant philosophes consacrés par les médias (mode Bernard-Henri Lévy). Cf. « Conformismes et résistance. Dialogue entre Pierre Bourdieu et Jacques Bouveresse » in Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2003.

18.L’ouvrage collectif qu’il a coordonné (La misère du monde, seuil, 19893) a été un best-seller.

19. La première enquête a donné lieu au livre Travail et Travailleurs en Algérie, (éditions Mouton, 1964) en collaboration avec Alain Darbel, Jean-Paul Rivet et Claude Seibel, et la seconde Le déracinement (seuil 1966), avec Abdelamalek Sayad.

20.Sur l’importance du travail de terrain ethnographique en Algérie dans l’élaboration de la théorie sociologique de Bourdieu, cf. Lahouari Addi, Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques, La Découverte, 2002

21. P. Bourdieu, Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, éd. de Minuit, 1977, p. 89

22.  P. Bourdieu, Le sens pratique, éd. de Minuit, 1980, p. 76, souligné par l’auteur.

23. Emile Durkheim cité par P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 267

24. « Le millénarisme révolutionnaire et l’utopie magique sont la seule visée du futur qui s’offre à une classe dépourvue de futur objectif » parce que « l’espérance magique est la visée de l’avenir propre à ceux qui n’ont pas d’avenir », P. Bourdieu, Algérie 60…, op. cit. p. 91 et p. 90

25. P. Bourdieu, « Entre amis », in Awal, n°21, EHESS, 2000, p.8

26. P. Bourdieu, Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, éd. de Minuit, 1977, p. 76.

27. << Une société qui, comme la société paysanne d’autrefois, s’attribue le devoir de donner un travail à tous ses membres, qui ignore la distinction entre travaux productifs ou lucratifs et travaux improductifs ou non lucratifs, qui, faute de posséder la notion de rareté du travail et de plein emploi, ignore la conscience du chômage et estime qu’il y a toujours quelque chose à faire pour celui qui veut faire quelque chose, une telle société peut considérer le travail comme un devoir social et voir en l’oisiveté une véritable faute morale >>, P. Bourdieu, Travail et Travailleurs en Algérie, Mouton, 1963, p. 300

28. Cf. Lahouari Addi, L’Algérie et la démocratie, La Découverte, 1995, p. 97

29. Cf. à ce sujet le témoignage instructif dans Mohamed Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques, tome 1 : 1945-1962, La Découverte, 2001

30. P. Bourdieu, Algérie 60, op. cit. p. 79.

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Lahouari Addi, «Pierre Bourdieu, l’Algérie et le pessimisme anthropologique »

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Date Publication Sur Papier : 2014-12-01,
Date Pulication Electronique : 2015-05-27,
mis a jour le : 03/10/2018,
URL : https://revues.univ-setif2.dz:443/revue/index.php?id=1319.