Les titres de Y.Khadra : des énigmes poétiques
Plan du site au format XML


Archive: revues des lettres et sciences sociales


N°01 Avril 2004


N°02 Mai 2005


N°03 Novembre 2005


N°04 Juin 2006


N°05 Juin 2007


N°06 Janvier 2008


N°07 Juin 2008


N°08 Mai 2009


N°09 Octobre 2009


N°10 Décembre 2009


N°11 Juin 2010


N°12 Juillet 2010


N°13 Janvier 2011


N°14 Juin 2011


N°15 Juillet 2012


N°16 Décembre 2012


N°17 Septembre 2013


Revue des Lettres et Sciences Sociales


N°18 Juin 2014


N°19 Décembre 2014


N°20 Juin 2015


N°21 Décembre 2015


N°22 Juin 2016


N° 23 Décembre 2016


N° 24 Juin 2017


N° 25 Décembre 2017


N°26 Vol 15- 2018


N°27 Vol 15- 2018


N°28 Vol 15- 2018


N°01 Vol 16- 2019


N°02 Vol 16- 2019


N°03 Vol 16- 2019


N°04 Vol 16- 2019


N°01 VOL 17-2020


N:02 vol 17-2020


N:03 vol 17-2020


N°01 vol 18-2021


N°02 vol 18-2021


N°01 vol 19-2022


N°02 vol 19-2022


N°01 vol 20-2023


N°02 vol 20-2023


A propos

avancée

Archive PDF

N°13 Janvier 2011


Les titres de Y.Khadra : des énigmes poétiques

ppfr : 23 - 35

Mohamed BOUDJADJA
  • resume:Ar
  • resume
  • Auteurs
  • TEXTE INTEGRAL
  • Bibliographie

  يبتغى هذا المقال تحليل عناوين روايات الكاتب الجزائري يسمينهخضر ه.

 و ستسمح هذه الدراسة بالوقوف على البناء الخاص   لهذ ه الروايات والآثار التي يضفيها على المستوى الجمالي و كذا على الاستقبال و التلقي كما سيظهر لنا بان العنوان كمقدمة روائية طرف اساسى في مشروع الكتابة الروائية.                                                                                                


 Le propos de cet article est d’analyser les titres de quelques  romans de Yasmina Khadra.

L’étude permettra de voir la construction singulière des titres et les effets qu’ils pourraient apporter  sur le plan de l’esthétique et celui de la réception et montrera que le titre, comme

« incipit romanesque », est une partie intégrante du projet d’écriture de l’œuvre.

Mots clés

Titre, écart, Algérie, esthétique, politique, réception


  De la littérature à la critique littéraire,  les titres ont fait l’objet de nombreuses analyses dans des domaines différents comme les travaux de J.Ricardou, G.Genette, R.Barthes, C.Duchet, L.Hoek…, qui montrent l’importance du titre en tant que charnière de l’œuvre littéraire. Pour G.Genette, le titre est au seuil de l’œuvre d’art faisant partie de ce qu’il appelle « le paratexte».  Est nommé « paratexte » toute production textuelle d’un auteur susceptible d’éclairer la production et la réception d’un texte donné. Le paratexte, dit Genette, est une zone intermédiaire entre le texte et le hors-texte, un seuil dont le critique ou l’interprète doit tenir compte en toute conscience.Pour lui, c’est « Un lieu (tardif ou non), un objet (symbolique ou non), un leitmotiv, un personnage, même central, ne sont pas à proprement parler des thèmes, mais des éléments de l’univers diégétique des oeuvres qu'ils servent à intituler. Je qualifierai pourtant tous les titres ainsi évoqués de thématiques, par une synecdoque généralisante qui sera, si l'on veut, un hommage à l'importance du thème dans le contenu d'une oeuvre, qu'elle soit d'ordre narratif, dramatique ou discursif.»[1].

Le titre a une valeur importante dans la couverture du livre en tant que porte qui s’ouvre au lecteur. Selon C.Duchet, le titre est la charnière de l’œuvre littéraire et du discours social. « Interroger un roman à partir de son titre est du reste l’atteindre dans l’une de ses dimensions sociales, puisque le titre résulte de la rencontre de deux langages, de la conjonction d’un énoncé romanesque et d’un énoncé publicitaire. » [2]

 L.Hoek, dans La marque du titre, fait une étude sémiotique « des marques laissées par le titre sur le texte ». Il rappelle que la titrologie[3] a acquis depuis un certain nombre d’années une place importante dans l’approche des oeuvres littéraires, surtout depuis l’entrée de la pragmatique dans le champ de la littérature ; et différentes définitions du titre ont été élaborées à cet effet. Pour C. Duchet, le titre du roman,  « ...est un message codé en situation de marché : il résulte de la rencontre d’un énoncé romanesque et d’un énoncé publicitaire ; en lui se croisent nécessairement littérarité et socialité : il parle de l’œuvre en termes de discours social mais le discours social en terme de roman.»[4]

  Le titre se présente pour lui respectivement comme « emballage », dans le sens où il constitue un acte de parole performatif car « il promet savoir et plaisir », «mémoire ou écart » dans la mesure où il remplit une fonction mnésique : le titre rappelle au lecteur quelque chose (oriente la lecture) et enfin « incipit romanesque » en tant qu’élément d’entrée dans le texte.

   De plus en plus travaillé par l’auteur mais aussi par l’éditeur pour répondre aux besoins du « marché littéraire », le titre constitue la porte d’entrée dans l’univers livresque et participe de la médiation entre l’auteur et le lecteur. Il annonce à la fois le roman et le cache. Le titre partage, en effet, un rapport de réciprocité avec le texte dans la mesure où celui-là constitue « une source d’interrogations » et vice versa à la suite de la lecture du texte. 

Qu’en est-il des titres de Y.Khadra ? Quelles sont les fonctions de ses titres ? En quoi se distinguent-ils ?

Les titres de Y.Khadra

          Dans l’ensemble, l’œuvre de Yamina Khadra ne contient pas beaucoup de données para textuelles : Un seul roman est préfacé[5].Les éléments du paratexte se limitent aux noms de l’auteur et de l’éditeur, aux titres, aux dédicaces et à des indications sur le genre (policier : Morituri, L’Automne des chimères). L’analyse qui suit consiste en un premier lieu à lire les titres de sept romans, et à les décrire dans un premier temps, puis à en  préciser les fonctions.

 1/Morituri[6] :

 Ce titre est  une reprise des paroles des gladiateurs romains dans l'arène à l'empereur avant le début des combats : « sujet Aue imperator, moriturite salutant », qu’on peut traduire par : « Salut, maître, ceux qui vont mourir te saluent (Ceux qui te saluent vont mourir) ». Mais dans le roman, il n’y a ni romains, ni César, ni encore de soldats de l’empire.

    La lecture possible du titre Morituri (rien à voir avec le film Morituri de Marlon Brando sorti en 1965) s’oriente plutôt vers le procédé de composition (l’expression homonyme): morituri serait le rassemblage de deux termes : mort(s) et tuerie (s).

Il s’agit d’un titre « énigmatique » et abstrus, qui ne dévoile pas le contenu du roman et laisse le lecteur interrogatif, ce qui nous mène à penser que l’auteur veut certainement provoquer chez lui un sentiment de mystère en même temps qu’il cherche à attiser sa curiosité. En  brouillant les pistes, le titre qui a un rôle d’accroche laisse le lecteur en suspens. Sa fonction poétique l’attire et son incompréhension le rebute. Le lecteur est placé devant un genre qui devrait satisfaire son attente, mais en lisant un pareil titre, à quoi doit-il s’attendre ?

En s’interrogeant sur le sens de « morituri »,  pouvons-nous pressentir à partir de ce titre que le texte est de même nature, c’est-à-dire qu’il suscite l’intérêt en même temps qu’il rend le sens inaccessible et réservé. Ne somme-nous pas en présence d’une forme de violence textuelle ?

2- A quoi rêvent les loups :.

Ce titre est une phrase verbale où l’état qui marque le procès met des balises au contenu. Le verbe dans cet énoncé est source d’expansion non pas seulement pour le titre mais aussi pour le roman. L’interrogation marquée par l’inversion du sujet et  le ton, mais non le point d’interrogation, est directe et partielle parce qu’elle porte sur l’un des termes de la phrase, « rêvent », et comporte un élément grammatical interrogatif le pronom, « quoi », placé en début de la phrase après la préposition, « à ».

Le choix porté sur le mot « loups » est significatif.  Le lien entre la culture, la littérature et la politique semble s’imposer. Le loup est présenté toujours dans les contes, les légendes et les maximes, comme étant un animal diabolique. Une image monstrueuse de l'animal a fait de lui le symbole du mal. Cette image, d'abord véhiculée par les mythes et les légendes, est progressivement entrée dans les cultures avec l'apparition des contes, des romans, du cinéma. En effet cette image du loup « animal » sanguinaire et (fondamentalement) méchant fait partie des images que l'on a coutume de voir à la télévision (les publicités).

Le cinéma a aussi trouvé là, un sujet intéressant comme dans «  Wolf », « le loup-garou de Paris » et même une brève (mais suggestive) apparition dans « les Visiteurs 2 ».Dans l’imaginaire maghrébin, « il est violence doublée de ruse. Il est agressivité et mise à mort des enfants »[7].

Dans le texte de Khadra,  il n’y a pas de loups à vraiment dire, l’auteur a seulement utilisé l’image, le symbole, pour dire la violence et la folie meurtrière. Il s’agit donc d’un procédé littéraire : allusion aux comportements de personnages dont le rôle est principal dans le roman, ils  renvoient aux jeunes, aux terroristes, aux politiciens.

Le deuxième terme est le verbe « Rêver », il porte le sens du message, il  dote le titre d’une expressivité particulière par rapport aux titres nominaux. Le rêve est le fondement de tous les événements du roman.

De manière générale, les religieux et les artistes ont souvent accordé une attention particulière aux rêves : les religieux perçoivent dans le rêve des signes de bons ou mauvais augures. Les artistes, quant à eux, associent souvent le rêve à l’imagination et voient en lui une source d’inspiration. Le rêve avait pour les deux une valeur prémonitoire. Au contraire,  Freud affirme que le rêve est d’abord une production du passé, mais pour Jung, c’est la fonction du rêve qui est très importante : « La fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l'aide d'un matériel onirique qui, d'une façon subtile, reconstitue l'équilibre total de notre psychisme tout entier. C'est ce que j'appelle la fonction complémentaire (ou compensatrice) des rêves dans notre constitution psychique.»[8].

Réunissant  un élément humain à un autre non humain,  le titre  devient métaphorique, poétique et accrochant. Il  revêt en même temps une visée politique et idéologique, il amène le lecteur à associer « loups » à : « terroristes », « jeunes », « politiciens ». La personnification des loups fait du roman, un récit qui incarne parfaitement la société humaine dans une autre plus primitive et animale, laissant entendre que le destin des personnages tient lieu d’une réalité amère et d’une valeur inhumaine.

Avec un titre énigmatique et un contenu masqué, le lecteur est facilement dérouté par l’interrogation qui noue le titre autour de l’affrontement entre le désir de vivre et la cruauté du réel.

La situation du personnage principal  et son parcours dans le texte nous fournissent la réponse à la question posée au départ et éludée à la fin : Les loups ne rêvent plus, ils survivent, quitte à s’entretuer. L’âme et la conscience ont laissé la place à la bestialité. Hommes ou femmes, tous guerriers voués à la cause, tous renient leurs propres familles comme une écharde vérolée que l’on arrache d’un seul coup.

4-L’Automne de chimèreset  Les Agneaux du seigneur sont construits syntaxiquement de la même façon : formé d’un syntagme nominal : l’automne,  les agneaux ; et  suivi d’une préposition (de) et d’un autre syntagme nominal chimères, seigneur. Le premier titre est formé de deux lexèmes appartenant à deux registres différents : le temps ou la saison, la mythologie ou  chimère. Ce dernier est devenu, de nos jours, un mot fourre-tout, davantage source de confusion que d’information. On l’utilise aussi bien pour désigner un gang organisé, qu’une foule pillant des magasins, ou qu’une bande d’enfants des rues en quête de monnaie… « Chimè » en créole a un sens très particulier, très différent du terme français dont il dérive : il désigne l’homme qui a de la colère en lui. En français, une chimère est une illusion, une imagination vaine.

  « L’automne » est considéré comme étant la saison des romantiques : Agrippa d’Aubigné établissait dans ses poèmes la correspondance entre la mélancolie et la chute des feuilles et A de Lamartine en retiendra l’image du déclin et du deuil (Méditations poétiques, « l’Automne »,1820).Les poètes symbolistes comme Baudelaire ou Mallarmé reprendront ce thème dans leurs poèmes : « Poésies, « l’azur ».

Dans l’imaginaire populaire et plus exactement celui du monde paysan, cette saison renvoie plutôt à l’idée des grandes promesses, du début de la vie (automne : temps des labours et semailles). Le paysan  commence l’année dès l’automne et se montre optimiste dès les premiers gestes et contacts avec la terre.                                                                                       L’association des deux termes  (automne + chimères) fait penser au travail de création accompli par l’auteur. En effet, relier le réel et l’imaginaire est une opération d’imagination  voire de l’absurde.

Le  second titre est composé de deux lexèmes « agneaux » et « seigneur », il reste énigmatique et en même temps métaphorique. L’association d’un animal connu par son pacifisme et sa douceur (« doux comme un agneau ») et d’un titre désignant la seigneurie (régime féodal ou registre religieux) pousse à vouloir comprendre qui sont les agneaux et qui est le seigneur ?

       A visée politique et idéologique, ce titre ne désigne pas les héros et leur environnement. Le lecteur peut associer « agneaux » et « seigneur » à « victimes » et « maître », car la construction du syntagme nominal est fondé sur une relation d’analogie entre les actants du titre et ceux du contenu. Les premiers substituent les seconds comme point de départ et comme construction imaginaire. Pris au sens propre, le cliché presque figé, « l’agneau du seigneur », fait penser à une perception religieuse existant dans les religions monothéistes (Christianisme, Judaïsme et Islam).

Les historiens notent que dans le langage biblique, il est fait souvent référence au seigneur (dieu) et aux agneaux, symbole des fidèles. L'agneau représente aussi l'innocence et le manque de réflexion (les moutons de Panurge Rabelais).

Dans le texte de Y.Khadra, personnifiés (Sarah, Allal Sidhoum, l’Imam Salah…) et  subissant les affres de la vengeance et du fanatisme religieux,  les agneaux  sont  des proies faciles. Ils sont sacrifiés pour rendre grâce au seigneur Cheikh Abbas : un personnage âgé de 25 ans.

Le narrateur le présente ainsi : « le cheikh Abbas, le plus jeune imam de la région, trône au fond de la salle, le regard profond et le chapelet à la main. Ses ouailles se coudoient autour de lui, couvant en silence ce personnage charismatique. » (Les Agneaux du seigneurp.28)

A Ghachimat, la guerre sainte a été décrétée, et les premiers cadavres cruellement mutilés sont apparus. Les « agneaux du Seigneur », se transforment en bêtes sauvages incontrôlables. « Le règne de la terreur a commencé. La vallée entre dans un monde parallèle, jalonné d’atrocités. » (p.129) raconte le narrateur.

   Enfin, ce titre peut être relié en raison de sa similitude avec des titres très connus comme  Le seigneur des anneaux(The Lord of the Rings) (un roman en trois volumes de John Reuel  Tolkien paru entre 1954 et 1955) et Le silence des agneaux( The Silence of the Lambs) ( un film américain  réalisé par Jonathan Demme en 1990  et sorti en1991).

    5- Les Hirondelles de Kaboulet Les Sirènes de Bagdad sont construits sur le même modèle que les précédents. Mais ces deux titres qui situent l’action géographiquement en des lieux, loin d’être neutres, ont le mérite d’attirer l’attention sur les lieux des Histoires : Baghdad et Kaboul. L’auteur fait entrer en jeu un facteur important : l’actualité, à travers la situation de l’Afghanistan et de l’Irak. Le titre donne un aperçu du contenu et tente d’accrocher le lecteur par un «emballage» singulier.

Ces deux titres sont fortement connotés. Mais quel est le rapport du titre avec le roman ?

Les textes  ne traitent pas de la vie des hirondelles ni celle des sirènes. C’est encore des images métaphoriques. Mais en même temps l’entraîne dans un univers qui ne correspond pas à celui annoncé. Il exerce une rupture entre le texte et le paratexte. Ce rapport est assez significatif : le choix des hirondelles ou des sirènes n’est pas fortuit. Les hirondelles sont les messagers du printemps et les sirènes sont des animaux fabuleux « mythiques », auxquels on attribue un sexe (elles sont femelles) et auxquels on attribue un dangereux pouvoir de séduction.

À dominante thématique, ces  titres annoncent des thèmes tragiques. En effet, nommés et désignés dès le départ, Kaboul et Bagdad sont mises en avant. Deux fronts sanglants que l'écrivain unit comme pôles de l'incompréhension entre l'Orient et l'Occident avec, au centre, le terrorisme et l’intégrisme. L’auteur a travaillé les deux titres en mettant en exergue deux symboles : les hirondelles et les sirènes. Selon les auteurs du dictionnaire des symboles[9], l'hirondelle est le symbole du renoncement et de la bonne compagnie dans l'Islam. Dans cet article, on apprend  aussi que chez les Persans, le gazouillement de l'hirondelle sépare les voisins et les camarades. Elle signifie solitude, émigration, séparation, sans doute à cause de sa nature d'oiseau migrateur.  Dans le roman, l’on pourrait penser que les hirondelles, symbole d'espoir et de renouveau, renvoient à ces femmes voilées de bleu. Sur la couverture figurent deux femmes afghanes vêtues de tchadors ou bourkas bleus et pressant le pas dans un décor de désolation et de ruines. Dans Les Hirondelles de Kaboul, il est aussi question de la condition de la femme musulmane en général, et de l'afghane en particulier qui est la première victime du système sociopolitique en place.

Toutefois, dans le texte, il n’y a pas une description des hirondelles. Ce n’est qu’à la page 14 que nous découvrons son premier emploi. Il est relié avec la situation de guerre. « Les hirondelles » sont associées à la peur et l’angoisse, conséquences inéluctables de toute situation de violence, le narrateur raconte:« Le ciel afghan, où se tissaient les plus belles idylles de la terre, se couvrit soudain de rapaces blindés : sa limpidité azurée fut zébrée de traînées de poudre et les hirondelles effarouchées se dispersèrent dans le ballet des missiles. La guerre était là. Elle venait de trouver une patrie… » ( p.14)

DansLes sirènes de Bagdad,  l’ambiguïté du mot « sirènes » montre l’intérêt accordé par l’auteur aux symboles, Le Petit Robert  lui attribue  deux sens :

 « Sirène : 1°Animal fabuleux, à tête et torse de femme et à queue de poisson, qui passait pour attirer les par la douceur de son chant, les navigateurs sur leurs écueils. 2° Appareil destiné à produire un son de hauteur variable, signalant une menace de bombardement en temps de guerre, et en temps de paix, les incendies… »[10].

Le lecteur est dès le départ en face d’une situation ambiguë. S’agit-il des animaux mythiques qu’Ulysse a rencontrés dans son voyage « Odyssée » ? Ou bien est-il question des alarmes des ambulances transportant les blessés et autres morts?

L’intervention du narrateur confirme bien ce double sens du terme « sirène »:

« - Je l’ai intitulé Les sirènes de Bagdad.

 - Celles qui chantent ou bien celles des ambulances ? » (Les sirènes de Bagdad p.87)

Comme dans la légende antique, les sirènes auraient elles aussi, entraîné le héros à sa perte. Décrit comme un « monstre » de la mer, avec une tête et un buste de femme, et le reste du corps étant d'un oiseau, ou suivant des légendes plus tardives et d'origine nordique, d'un poisson, elles séduisaient les navigateurs par la beauté de leur visage et par la mélodie de leur chant, puis les entraînent dans la mer pour s'en repaître. Ulysse dut se faire attacher au mât de son navire pour ne pas céder à la séduction de leur chant.

Au fil de la lecture du texte, il apparaît queLes Sirènes de Bagdad est le titre d’une cassette vidéo où se produit Faïrouz, la chanteuse qui met en transe le meilleur ami, passionné de luth, du narrateur.

Les Sirènes de Bagdad faitpeut-êtrerésonner l’espoir parce qu’elles donnent l’alerte et elles sont  trompeuses de l’illusion terroriste qui conduit aux pires écueils…

Ainsi pouvons-nous imaginer, à partir du titre, l’intrusion d’une fable dans une fiction romanesque ? Les poissons « mythiques » auxquels renvoie le titre semblent énoncer de tragiques destins, le titre anticipe le récit.

   6- L’Attentat :

 Ce titre est constitué d’un déterminant (le) et d’un nom (attentat). Il s’agit d’un syntagme nominal commençant par un article défini, ce qui donne déjà une impression de « déjà-lu ». Ce titre dit « la violence » ou encore « la guerre » sans pour autant désigner le lieu ou encore le temps.

 « Attentat » signifie acte criminel, mais  ce sont surtout l’acteur et la victime, leurs émotions et/ou réactions, qui sont l’objet des discours et des commentaires par les politiciens, les criminologues, les historiens, voire les écrivains  …

L'attentat, comme une béance sans aucune justification n’est pas clarifié, à quoi doit s’attendre le lecteur ? De quel attentat s’agit-il en fait? De celui israélien qui borne le récit ou de celui arabe qui se raconte à l’intérieur? Dès le départ, on annonce un cataclysme.

En fait, ce titre se présente comme une démarcation par rapport aux autres titres par sa formulation « atypique », « il provoque une fonction de rupture s’il se distingue résolument des titres habituels »[11]. De quelle rupture s’agit- il? Rupture du ton, rupture de genre ou rupture dans le discours ou encore rupture dans le mode de communication avec ses lecteurs ?  

Il est surtout question de suspense politique aux accents de tragédie antique. Ce roman noir, commençant et finissant par la violence, provoque des passions d’un côté ou de l’autre, est-ce le but recherché par Yasmina Khadra ?

Le sujet ou thème de la mort y est annoncé d’emblée et le titre n’est qu’un pré-texte. L’intention est donc bien explicitée et le lecteur doit s’attendre à ce que le titre le lui annonce. Ce titre joue plutôt le rôle de résumé du texte : un attentat-suicide dont le kamikaze est la propre femme du médecin Amine.

L'approche de l’œuvre à partir des titres permet de dégager certaines constantes dans les choix de Yasmina Khadra.

-Les sept titres sont thématiques même si quelques uns n'entretiennent qu'un rapport rhétorique avec le « contenu » de l’œuvre. Ils sont thématiques car ils font référence au "contenu" de l’œuvre qu'ils désignent.

- Ils sont de formes variées. L’auteur diversifie la structure (nom sans déterminant, nom avec déterminant, nom avec déterminant et adjectif…).Mais, mis à part  l’Attentat et Morituri, ses titres se caractérisent par une structure séquentielle double, donnant lieu à lire deux syntagmes exprimant respectivement un thème et un propos. Un caractère binaire décelable aussi dans les textes. 

-Tous ces titres renvoient au référent politique: la crise politique de l’Algérie des années 90 (la première trilogie), la situation politique internationale et notamment les conflits internationaux comme celui de l’Afghanistan, ou celui de l’Irak ou encore celui du  Moyen Orient (la seconde trilogie). « Yasmina Khadra est un romancier qui écrit avec les braises de notre temps. Il calque ses songes sur les convulsions du monde et campe ses décors là où la terre et les hommes brûlent. »[12], écrit D.Rondeau.

- La formulation des titres est aussi parfois poétique, l’auteur privilégie des titres allusifs et empreints d’une touche poétique. Dès lors, l’attente romanesque se double d’une attente poétique, et le travail de l’écriture n’est pas négligé. L’auteur a recours aux symboles, aux allusions et aux métaphores.

Dans les titres de Y.Khadra, il est une caractéristique importante : d’une part, la présence des animaux (agneaux, loups, hirondelles),  et d’autre part, celle des images mythologiques (les sirènes et les chimères).Comme les « agneaux » et les « loups » sont les deux métaphores les plus expressives pour décrire la situation bestiale à laquelle est réduite « la grande humanité » en Algérie ; « les hirondelles », renvoient quant à elles à la réalité de la femme afghane. Le glissement entre les univers, la réalité et la mythologie, s’opère donc par le système des images et autres métaphores.

   L’effet sémiotique est alors justement créé dans la construction des titres de ses romans par la détermination : une dualité et une ambivalence caractérisent dès le début l’appareil rhétorique de Y.Khadra. L’univers poétique de l’auteur baigne dans cette atmosphère duelle, un dualisme qui caractériserait la poétique de l’auteur.

Le titre partage un rapport de réciprocité avec le texte dans la mesure où celui-là constitue « une source d'interrogations dont [celui-ci] constituera la réponse » et vice versa à la suite de la lecture du texte. Mais pour Leo Hoek, « il ne s'agit pas simplement de remplacer les sens possibles du titre par un seul sens, le juste, ni de désambiguïser le titre, mais plutôt de voir comment les différents sens possibles sont confirmés dans le co-texte et comment ils contribuent à fonder le sens pluriel du titre. »[13].

Ancrés, certes, dans des réalités politiques bien déterminées, ces titres où tant d’éléments s’entrecroisent se veulent telle une fable et restent l’exemple le plus frappant puisqu’elle ne prend son sens que dans le roman qui devient le miroir d’une réalité sociale sur laquelle l’auteur veut intervenir avec des propos édifiants. Mais, ne faut-il pas dire, ce qui est pour le lecteur une fonction proleptique, c'est-à-dire d'annonce, est pour l'auteur analeptique, le titre étant habituellement postérieur au texte quant à la rédaction. Sa fonction métalinguistique et sa temporalité mensongère donnent au titre des traits préfaciels.

A partir de ces considérations, nous pouvons noter une démarcation de l’auteur. Ainsi, le titre de chaque roman de Y.Khadra est à la fois stimulation et début d’assouvissement de la curiosité du lecteur. Comme tout message verbal, il remplit plusieurs fonctions de communication (selon le schéma de la communication de Jakobson) parmi lesquelles : la fonction référentielle,  la fonction poétique. Seul ou binaire, il  se distingue non seulement par son caractère métaphorique mais surtout renvoie à une réalité politique de notre temps. Poétique et politique est donc le titre de chaque roman de Y.Khadra lequel confirme ainsi le travail littéraire et idéologique du projet romanesque décelable dans ses textes.

Notes bibliographiques


[1] GENETTE, Gérard.  Figures III,Paris, Ed. du Seuil, 1972,  p. 78

[2]DUCHET, Claude. « Eléments de titrologie romanesque », in Littérature n°12, décembre 1973 -« Introduction.Position et Perspectives » dans Sociocritiques, Paris, Nathan Université, 1979.

[3]HOEK, Léo H. La marque du titre : dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle. Paris, Mouton, 1981.

[4]Ibid.

[5]Morituri, préfacé par Marie-Ange Poyet.

[6]L’auteur avait proposé à son éditeur le titre deMagog  (« Magog avait été écrit dans un état second » in le Monde du 11/01/2001). C’est une reprise de l’arabe majuj renvoyant à l’expression "Gog et Magog" (en arabe "Ya'jûj wa Ma'jûj"), mentionnés dans le Coran. 

[7] BOUHDIBA Abdelwahab. L’imaginaire maghrébin, Tunis, maison tunisienne de l’Edition, 1977, p.28

[8]JUNG, C.G.  « L’homme et ses symboles », Paris , Robert Laffont, 1964, p. 49 

[9] CHEVALIER, Jean ; GHEERBRANT, Alain. Dictionnaire des symboles, Paris, Ed.LAFFONT, 1997.

[10]  Dictionnaire Le Petit Robert. Paris, SNL , 1978.

[11] ACHOUR, C. et BEKKAT, A. Clefs pour la lecture des récits, convergences critiques II, Blida, Ed. du Tell, 2002, p.73

[12] RONDEAU, Daniel. « Ecrits sur des braises », in L’Express, 06/09/2005

[13] HOEK, Léo H. La Marquedu titre: Dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle, op.cit.

@pour_citer_ce_document

Mohamed BOUDJADJA, «Les titres de Y.Khadra : des énigmes poétiques»

[En ligne] ,[#G_TITLE:#langue] ,[#G_TITLE:#langue]
Papier : ppfr : 23 - 35,
Date Publication Sur Papier : 2011-01-01,
Date Pulication Electronique : 2012-06-13,
mis a jour le : 23/05/2018,
URL : https://revues.univ-setif2.dz:443/revue/index.php?id=538.