La rationalité du droit chez Jürgen Habermas.
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N° 24 Juin 2017


La rationalité du droit chez Jürgen Habermas.

Abdelaziz Rekah
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تندرج فلسفة الحق عند هابرماس ضمن مشروعه الفلسفي العام المتمثل في إعادة التفكير الجذرية في المشروع الانواري، لذلك نجده يحاول أن يبين - خلافا لأطروحات مدرسة فرانكفورت التي ظل يحسب عليها – عقلانية الحق الحديث و قدرته التحريرية، و ذلك من خلال النظر إلى هذا الأخير من زاويتيه المختلفتين، القمعية باعتباره مؤسسة و الاندماجية باعتباره وسيطا، متبنيا لأجل ذلك نموذجا حواريا قائما على الاستقلالية التذاوتية للمواطنين، الأمر الذي سيقوده إلى تطوير نموذج جديد من الديمقراطية التداولية كبديل يتوسط النموذجين التقليديين للديمقراطية المستلهمان من ارث الانوار و اللذان هما النموذج الليبرالي و النموذج الجمهوري.

الكلمات المفتاحية: يورغن هابرماس، الحق، الأخلاق ، العقلانية، الشرعية، التذاوتية ، الديمقراطية التداولية.

La théorie du droit de Habermas s’inscrit dans la continuité de son projet global, celui de repenser l’héritage de la modernité. C’est ainsi qu’il tente de montrer – contre les thèses de la théorie critique – la rationalité du droit moderne et son potentiel émancipateur en privilégiant une conception discursive fondée sur l’autonomie intersubjective du citoyen. Ce qui le conduit par la suite a entreprendre un nouveau paradigme de démocratie délibérative qualifie de radical.

Mots clés : Jürgen Habermas, droit, morale, rationalité, légitimité, intersubjectivité, démocratie délibérative

This article is an investigation into habermas’s theory of right and jurisprudence, the following is intended to introduce the reader to the concepts and requirements of habermas’s philosophy and practical reflections on right and legitimacy. For Habermas modern law is not only a means for the exercise of administrative and political power, but still works as a medium of social integration. On the relationship between law and morality , answering complementary inadequacies of legal positivism and theories of natural law, he concludes that the legitimacy of the law should not be equated with moral validity , nor the right should be totally separated from morality.

Keywords: Jürgen Habermas, right, moral, rationality, légitimacy, intersubjectivity, deliberative democracy.

INTRODUCTION

Répondant aux critiques adressées à sa théorie de l’agir communicationnel dans le recueil d’études consacres a son oeuvre : « Communicative action. Essays on Jürgen Habermas’s theory of communicative action »[i], et édite par ses disciples Axel Honneth et Hans Joas, Habermas y affirmait qu’il n’avait jamais eu l’intention de développer quelque chose qui ressemblerait a une théorie politique a caractère normatif a partir de l’éthique de la discussion. Mais il ne s’attarda pas a succombé peu de temps après cette affirmation a la tentation d’élaborer cette même théorie avec l’édition, six ans plus tard, de son livre majeur «  droit et démocratie entre fait et norme » (1992)[ii], livre qui, de l’avis de plusieurs critiques marque une césure dans la philosophie du droit contemporaine non seulement en Europe mais aussi outre-atlantique.

Ceci dit, prétendre limiter l’effort théorique du philosophe sur l’objet du droit a une seule œuvre est en effet très réductible, car ce livre n’était pas sa première tentation d’aborder les questions politico-juridiques ni la dernière d’ailleurs, Habermas a en effet commencé son projet, comme l’affirmait Catherine Audard[iii], bien des années avant avec des articles importants qui relevaient de la philosophie politique et de la philosophie du droit et qui jetaient même les bases premières de sa conception globale du droit, en particulier son article intitulé «  la souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d’espace public » paru en 1989[iv], dans lequel il essayait de réconcilier la démocratie radicale c’est-a-dire la démocratie de la souveraineté populaire et de la volonté générale avec le libéralisme des droits de l’homme, et encore celui surtout dans lequel il analyse les trois modèles normatifs de démocratie, repris par la suite dans son livre « l’intégration républicaine. Essai de théorie politique. »[v] paru en 1997.

Mais au-delà de ce développement théorique, la pensée de Habermas a été fortement influencée par les événements qui ont marqué la vie politique et idéologique de l’Europe a cette fin des années 80, notamment la chute du mur de Berlin et le déclin de l’idéologie communiste, événements qui vont contribuer par la suite au passage vers un uni-polarisme libéral dominant. L’idéal marxiste de la théorie critique, dont Habermas se proclamait jusqu’ici, se trouvait face a cette nouvelle conjoncture très affaibli, et la nécessite de reconsidérer l’héritage de cette théorie devenait de plus en plus insistant. C’est dans ce contexte que Habermas avança sa nouvelle approche juridico-politique en essayant de donner de nouvelles réponses a des questions aussi classiques qu’actuelles concernant la pratique démocratique dans des démocraties complexes et changeantes, qu’on pourrait les résumer dans la formulation d’une seule question : dans un contexte socioculturel strictement post métaphysique comment peut-on concevoir la rationalité des normes juridiques et fonder leurs légitimité ? 

RATIONALISATION DU DROIT.

La question de la normativité du droit et des rapports auxquels elle peut avoir avec la théorie de la discussion est au centre du projet habermassien d’une réélaboration de la théorie juridique issue de l’héritage de la modernité. Habermas part de l’idée que ce projet n’a pas pu voir au-delà des relations instrumentales et par conséquent il lui a été impossible de thématiser le contenu communicationnel inhérent à toute socialisation juridique. Ainsi, plutôt qu’à l’institutionnalisation des normes morales pratiques, on assiste à celle de normes nécessaires a l’organisation des systèmes d’activité instrumentale car le droit a été amené à adopter une rationalité cognitive instrumentale étant donné que les normes sont définies d’une part par l’administration étatique et d’autre part par l’économie capitaliste.

De ce processus résulte un rapport ambigu entre d’une part droit et morale et d’autre part légalité et légitimité. Habermas analyse à ce sujet la controverse entre les deux courants dominant la scène politico-juridique moderne que sont le jus-naturalisme et le positivisme. Selon la lecture jus-naturaliste qui confère a la loi naturelle une préexistence transcendantale, la légitimité des droits positifs découle d’une loi morale supérieur, le droit positif ne « représente ici que le plus bas niveau d’une hiérarchie de lois, au sommet de laquelle trône la loi naturelle, qui est expliquée en termes métaphysique ou religieux. »[vi] Et a l’opposé le positivisme juridique qui affirme qu’on ne peut échapper à l’instrumentalisation du droit, étant donné que les finalités juridico-politiques ne sauraient être l’objet d’une rationalisation, la morale est donc évacuée de ce champs d’investigation. Dit autrement la rationalité est incapable selon Max Weber (1864-1920) - par exemple - de mettre fin aux conflits de valeurs dans la société. En effet les contradictions entre valeurs fondamentales sont irréconciliables et ne sont en aucune manière susceptible d’une socialisation rationnelle.[vii] Le politique ne peut donc que décider des fins qu’il estime adéquates pour le bon fonctionnement du système. Max Weber considère le droit comme l’ensemble des lois édictées conformément a une procédure légale, ce qui implique aussi que l’ordre juridique tient sa légitimité du simple fait de sa formalité c’est-a-dire de la procédure avec laquelle il est édicté par les experts qui assurent par la même occasion sa cohérence et son indépendance vis-à-vis des individus et des contextes.  Plus radicales encore, et dans la même lignée, sont les positions de Carl Schmitt (1888-1985) et de Niklas Luhmann (1927-1998), le premier confère au chef de l’état (le Führer) le pouvoir absolu d’interprétation des lois, « l’autorité ou la souveraineté d’une décision ultime – affirme Schmitt - (…) Constitue la source de tous droit c'est-à-dire de toutes les normes et de tous les ordres qui en découlent »[viii], alors que le second considère le droit comme un système autopoïétique ⃰ puisant sa normativité de lui-même et est délimité a son propre environnement.[ix]

Est considérée comme légitime dans cette approche donc toute norme émanant directement du système a condition qu’elle soit conforme à l’observation de la procédure juridique, et comme il n’y a pas d’autres instances qui surplomberaient cette dernière, alors la configuration de cette sphère revient inévitablement aux experts juridiques, «  la théorie des systèmes – affirme Habermas- a jeté par-dessus bord les derniers restes de normativisme qui étaient encore inhérents au droit rationnel. Ramené a un système autopoïétique, le droit vu sous l’angle distancie de la sociologie, est dépouillé de toute connotation normative»[x] Critiquant ces approches jusnaturaliste et positiviste, Habermas affirme que « les deux positions rencontrent des difficultés bien connues et complémentaires »[xi], d’une part le droit assimilé a la morale « occulte d’importantes différences qui existent entre les deux  »[xii] ce qui le conduit a conclure que « la légitimité du droit ne doit pas être assimilé a la validité morale, ni que le droit devrait être totalement séparés de la morale »[xiii], et d’autre part le droit conçu comme un sous-système social fermé n’est en mesure de réagir qu’ aux problèmes qu’il génère lui-même, et donc il lui est impossible de traiter les problèmes que générait la société dans son ensemble.[xiv]     

Habermas semble être catégorique face a la question de savoir si le droit moderne est seulement un moyen pour l’exercice du pouvoir politique ou s’il fonctionne encore comme un medium de l’intégration sociale, et il ne cache pas sa filiation directe sur ce point aux perspectives sociologiques d’Emile Durkheim ( 1858-1917 ) et de Talcott Parsons ( 1902-1979 ) contre celle de Max Weber, car il est persuadé que « de nos jours les normes juridiques sont ce qui reste du ciment effrité de la société ». Le droit reste selon lui l’ultime substitut aux mécanismes d’intégration sociale qui n’ont pas pu venir a bout de leur tache intégrationniste et qui sont les marchés et l’administration.[xv]

La capacité d’intégration du droit s’explique selon lui par le fait que les normes juridiques sont fonctionnelles, elles sont traduites en droits subjectifs exigeant de ses destinataires une attitude adéquate et conforme non seulement par obligation mais surtout par respect  permettant ainsi a ce droit de satisfaire l’attente de légitimité, ce qui laisse entendre que ce droit convient parfaitement aux exigences des sociétés modernes du fait qu’il est supposé garantir une égale répartition des droits subjectifs, qu’il est édicté par un législateur politique lui conférant une certaine obligation ce qui correspond au mode particulier de fonctionnement de l’état administratif, et qu’il est garant de la stabilité des attentes de comportement du moment que les destinataires acceptent ses normes et les considèrent comme légitimes.  Habermas en conclut que « le droit correspond donc a une conscience morale post-traditionnelle de citoyens qui ne sont plus disposés à suivre des commandements, sauf pour de bonnes raisons ».[xvi]   

La LEGITIMITE DE LA NORME.

Fidele disciple du projet moderniste, Habermas est convaincu contrairement aux approches susmentionnées qu’il est possible et même nécessaire de penser rationnellement les questions pratiques, celles-ci, si elles ne sont pas l’objet de problématisation scientifique elles sont néanmoins susceptibles de choix rationnel[xvii]. « le droit a besoin d’une fondation qui ne soit pas seulement relatif a des fins données »[xviii] il doit trouver sa légitimité dans la volonté populaire, autrement dit les citoyens doivent non seulement se penser comme des sujets de droit mais aussi et surtout comme générateurs de ce même droit. Par la, Habermas a imaginé un mode1 de légitimité qui est capable d'éviter les dérives de la rationalité instrumentale et nous a fourni une théorie procédurale du droit par laquelle nous pouvons élaborer des normes légales et valides,  « le droit positif – affirme Habermas -  ne peut plus emprunter sa légitimité a un droit moral supérieur, mais seulement a une procédure de formation de l’opinion et de la volonté présumée raisonnable. Adoptant le point de vue de la théorie de la discussion, j’ai analysé en détail cette procédure démocratique qui, dans les conditions du pluralisme social et idéologique, confère à la législation une force génératrice de légitimation. »[xix]

Cette question de la légitimité des normes Habermas lui a consacrée une grande partie de sa carrière académique. Son vaste projet de travail se résume dans la volonté de développer une procédure qui serait capable d'évaluer la validité et l'étanchéité d'une norme ou d'une action. Selon lui une norme ou une action est légitime lorsque les parties d’une situation de discours non contraignante reconnaissent et approuvent sa validité en raison d'une série de processus de communication et d’engagements motivés dans la sphère publique.

Son livre  majeur  « droit et démocratie entre faits et normes » développe cette théorie générale de la légitimité. Sans se détourner de l’objectif  principale du projet global de sa philosophie, ce livre Habermas le veut comme un prolongement aux questions juridiques de sa théorie de l’agir communicationnel, c’est-a-dire une manière de généraliser les prémisses de la théorie de l’agir communicationnel au domaine des questions pratiques et plus particulièrement au domaine juridique, mais dans la continuité de cette théorie, Habermas va marquer une rupture capitale avec la critique marxiste du droit maintenue dans cette fameuse théorie, cette critique qui assigne au droit le rôle d’oppression et d’emprise de pouvoir sur les univers sociaux travaillés par la rationalité. En fait cette rupture reflète un développement considérable de sa pensée qui était a la base d’un changement de cap presque radical, allant de l’extrême gauche – il était considéré comme l’un des pionniers de la théorie critique - a une certaine forme de constitutionnalisme libéral – suite a ses discussions prolongées avec les libéraux américains notamment John Rawls ( 1921-2002 ), Ronald Dworkin ( 1931-2013 ) et Frank Michelman ( 1936- . ).[xx]

Dans sa nouvelle élaboration le droit est désigné comme source même de la « réalisation historique et de l’inscription institutionnelle de cette rationalité. »[xxi] La théorie du droit a laquelle Habermas fait référence dans « droit et démocratie » est une théorie normative qui tente d’articuler l’historique et le transcendantal, dit autrement c’est une théorie qui prend appui sur la factualité des institutions démocratiques héritées de la modernité pour mieux thématiser les possibilités d’émancipation que ces institutions même puissent permettre de réaliser rationnellement a l’issue d’un effort réflexif.  Habermas établit par làune nouvelle perspective d’aborder le normatif, en effet celui-ci ne transcende pas le réel, il se situe au contraire dans les conjonctures ordinaires de la pratique démocratique considérées, elles, comme un potentiel d’émancipation.[xxii]   

Le droit est considéré d’abord comme une catégorie de la médiation sociale entre factualité et validité, ce qui revient a dire qu’il porte en lui la tension entre sa factualité - étant donné que les normes juridiques sont toujours édictées dans un contexte sociologique bien défini - et sa validité - étant donné que ces même normes sont imprégnées de normativité qui transcende leurs contextes de production. Le droit moderne est ainsi caractérisé par un double aspect : d’une part la contrainte factuelle imposée par la mise en œuvre étatique du droit et par la menace de sanctions, contrainte qui implique la légalité des comportements, et d’autre part une obéissance aux normes motivées par leur validité  légitime, c’est-a-dire sur la base de prétentions a la validité normative intersubjctivement reconnues.[xxiii] Nous nous trouvons là devant le dilemme de la controverse qui oppose le positivisme juridique au rationalisme jusnaturaliste. Habermas en vient a marquer son refus de ces tendances en montrant que le droit est effectivement contextuel, dans la mesure ou il est toujours édicté dans des contextes bien définis, mais aussi que sa légalité ne peut fonder sa légitimité qui requiert, elle, une normativité transcendant la simple édiction des lois. Seul la raison communicationnelle, qui a pour objet les règles pragmatiques de tout engagement dans des discussions, est en mesure selon lui de réconcilier ces deux tendances majeures de la théorisation juridique. 

Le dispositif de raison communicationnelle, primordiale dans cette nouvelle entreprise de réflexion sur le droit, permet de promouvoir le potentiel de raison contenu dans la communication et dans la compréhension langagières, l'idéal cartésien ou kantien du sujet réfléchissant et connaissant qui caractérisait le projet d'émancipation des Lumières cesse dans les conditions modernes d'être valide, la raison substantielle centrée sur la conscience individuelle d’un sujet transcendantal sera substituée par une raison pratique qui réside elle, dans les règles des formes d'argumentation qui empruntent leur contenu normatif de la validité de l'action visant la compréhension, autrement dit son contenu normatif provient de la structure de communication.

Mais Habermas ne manque toutefois pas de souligner que la raison pratique fondée sur la raison communicationnelle n’est pas une source de normes d’action, elle n’a en fait de contenu normatif que «  dans la mesure ou le sujet de l’activité communicationnelle est obligé d’accepter certaines présuppositions de type contrefactuel. »[xxiv] Ainsi l’identification du droit a l’instance normative régulatrice des institutions démocratiques situe la question des conditions de légitimation de la validité juridique comme essentielle a la libération du paradigme communicationnel des serres de la philosophie du sujet[xxv]. La raison n'est pas soumise uniquement aux impératifs de l'économie ou du pouvoir ; elle est capable d'un agir orienté vers l'intercompréhension.              

C’est chez Emmanuel Kant ( 1724-1804 ) que Habermas trouve cette double formulation de la validité juridique, car selon lui Weber n’était pas soucieux de trouver un fondement normatif a la légitimité du droit. Kant est en effet le premier, selon Habermas, a avoir vu d’un nouvel angle les changements politiques de la modernité en affirmant que le pouvoir appartient à la seule raison. Le pouvoir coercitif du droit repose selon Kant sur le lien interne entre contrainte et liberté[xxvi], c’est-a-dire que les normes juridiques se présentent toujours sous le double aspect d’être a la fois des lois coercitives et des lois de la liberté, ce qui implique que l’obéissance a la loi ne provient pas seulement de sa force contraignante a savoir la sanction, mais aussi et surtout du respect de cette loi et de sa validité normative[xxvii]. Cela n’est toutefois possible que si on reconsidère l’ensemble du système du droit comme un processus d’auto-législation qui doit non seulement affirmer que les individus sont a la fois auteurs et destinataires du droit[xxviii], c’est-a-dire qu’ils sont autonomes individuellement et politiquement, mais qu’il doit aussi reposer sur un consensus populaire[xxix], « L’idée d’auto-législation par les citoyens requiert – affirme Habermas – (…)que ceux qui sont soumis au droit en tant que destinataires se pensent aussi comme auteurs du droit. »[xxx]

La formulation kantienne de la légalité est donc originale en ce qu’elle permet de voir dans la coercition du droit non l’expression de la factualité d’une volonté arbitraire, mais plutôt la condition de possibilité de la liberté, mais surtout, pour Habermas, d’affirmer que c’est a travers la médiation d’un processus rationnel d’auto-législation que les citoyens élaborent un ordre juridique dont la légitimité se découvre sous sa prétention de justesse.[xxxi] La légitimité du droit doit émaner de son processus de formation. Cependant la réalisation de ce processus n’est possible selon ce dernier, que  par une procédure démocratique qui, elle seule est en mesure de réconcilier les deux concepts de légalité et de légitimité, sans pour autant faire abstraction de la tension qui les caractérise.

AUTOLEGISLATION ET INTERSUBJECTIVITE.

Le projet de reconstruction du droit s’inscrit dans un effort de rupture avec les perspectives transcendantales que ce soient celles qui se réfèrent a Dieu, au droit naturel ou a l’histoire, et de  mettre en avant le principe d’auto-législation comme source unique de la légitimité des normes juridiques[xxxii]. En effet c’est aux processus démocratiques qu’incombe la tache de satisfaire l’exigence  rationnelle d’élaboration des normes d’actions. Ceci dit le droit ne peut satisfaire à cette exigence rationnelle « qu'en se réalisant de façon légitime, autrement dit selon les procédures de la formation démocratique de l'opinion et de la volonté, procédures permettant de supposer que leurs résultats seront rationnellement acceptables »[xxxiii], Les normes n’acquièrent alors une légitimité que grâce aux accords rationnels des citoyens a l’issue d’interactions communicationnelles publiques. Seules les normes qui résultent de procédures démocratiques et de l’exercice de l’autonomie publique peuvent être considérées comme valides.

La publicité des procédures a donc un rôle primordial dans cette perspective juridique, en ce sens que le processus, a l’issue duquel les décisions sont prises, doit impérativement se réaliser de façon publique et commune c'est-à-dire sous l’œil critique des citoyens.La publicité exprime donc chez Habermas  « une certaine conception de la généralité ou de l'impartialité comme base de la justification politique[xxxiv] », et de cette façon on peut qualifier les processus démocratiques comme étant la concrétisation procédurale de l’auto-législation.

En interprétant l’auto-législation dans les termes de procédures démocratiques, Habermas met l’accent sur un facteur essentiel du processus de publicité sus cite qui est l’intersubjectivité. La primauté de celle-ci dans la connaissance et dans l’interaction, conduit Habermas en revanche à délaissé le sujet individuel pour un sujet collectif et de ce fait de passer de la perspective verticale de l’intérêt particulier a la perspective horizontale des intérêts communs. Son idée « consiste a montrer que le test d’universalisation d’une action ou d’une maxime d’action (…) ne peut véritablement trouver son effectivité que dans une intercompréhension. »[xxxv] Le fait de lier ainsi l’action a l’intersubjectivité contrerait par ailleurs efficacement les faiblesses de la philosophie monologique du sujet héritée des lumières. 

Habermas va s’inspirer dans cette démarche de Friedrich Hegel ( 1770-1830 ) qui a pu mettre a la base du processus de la formation de la conscience une méthodologie très spécifique. En effet Hegel part de sa critique de la conception kantienne de la conscience considérée dans cette perspective comme une unité pure se référant a elle-même, ainsi l’expérience du moi se réalise par un effort d’autoréflexion indépendamment des objets du monde, et a travers cette autoréflexion se forme la subjectivité comme conscience de soi. Hegel conteste cette autoréférence subjective en mettant en évidence les relations qui existent entre le moi pensant et l’autre. En effet, Hegel insiste dans sa dialectique sur l’expérience de l’interaction entre sujets conscients et affirme de ce fait que le sujet ne se réalise pas en s’auto-communicant mais plutôt en se mettant par apport a un autre sujet. C’est en se voyant dans le miroir de l’autre que la conscience de soi se réalise. Dans cette nouvelle perspective où prévaut l’interaction, la conscience de soi se forme a travers l’effort de reconnaissance réciproque, ce n’est plus l’esprit qui est au centre de la conscience mais le milieu dans lequel le sujet communique avec un autre sujet c’est-a-dire le langage commun[xxxvi].

La perspective intersubjective que propose Habermas « s’articule autour de la mise en œuvre d’une discussion initiale ou, au moyen d’arguments rationnels, une intercompréhension est visée »[xxxvii], cette dernière fonctionne comme un mécanisme de concordance entre les actions basées sur l’usage du langage comme médium d’intégration sociale. Le processus communicationnel ne peut ainsi  aboutir qu’a la condition d’ une compréhension intersubjective ou l’usage d’un langage commun est nécessaire, ce qui ouvre par la suite la voie vers l’étude de la dimension sémantique et pragmatique qui caractérise la mobilisation de la parole a des fins communicationnelles, « la conceptualisation de la dimension langagière de l’activité communicationnelle se comprend a partir d’une appropriation et d’une réinterprétation de la pragmatique du langage, telle quelle a été développée par la philosophie analytique dans une perspective épistémologique, c'est-à-dire a travers la tentative de refonder l’idée de vérité scientifique sur la base de l’accord intersubjectif »[xxxviii]. Toute prétention a la vérité et tout agir aspirant a la concordance doit impérativement se soumettre au seul test de vérification qui est de présenter des raisons convaincantes et d’élaborer des arguments meilleurs.

Le principe fondationnel des normes juridiques est ainsi comme l’affirme Bjarne Melkevik « l’intersubjectivité langagière telle qu’elle s’exprime dans l’intercompréhension de la signification sur l’arrière-fond des mondes vécus »[xxxix]. En opposition donc avec les modèles objectivistes et subjectivistes de la modernité juridique, la perspective intersubjective sur laquelle s’érige la conception du droit de Habermas comprend la fondation du droit comme le résultat de discussions collectives aux débats politiques et juridiques appuyées par des arguments, des critiques et des contre-critiques entre citoyens libres et égaux affranchis de tous obstacles ou contraintes. Cette forme de politique délibérative initiée par Habermas est qualifiée de démocratie radicale puisqu’elle ne limite pas les discussions politiques et juridiques aux sphères formelles traditionnelles de légiférations - chambres représentatives, comités d’experts…etc. – mais inclue aussi les espaces publics informels qui pourraient influencer les débats politiques et contribueraient ainsi aux processus de prise de décision. Et justement sans cette conception radicale de la  démocratie il n’est guère plus possible – affirme Habermas – d’obtenir ou de maintenir l’état de droit.  

Conclusion.

Pour conclure on peut dire que le souci de promouvoir une rationalité du droit est essentiel dans l’œuvre de Habermas au point qu’on peut affirmer qu’elle est déjà là depuis les écrits des années 1970, « connaissance et intérêt » et « raison et légitimité » en sont des exemples marquants. Habermas a en effet manifesté toujours un grand intérêt a l’ambivalence du droit c’est-a-dire son cote a la fois aliénant (étant source de domination) et émancipateur (étant garant d’autodétermination). Toutefois on ne peut parler de théorie juridique habermassienne qu’avec la parution de « droit et démocratie », cet ouvrage qui est considéré par les philosophes et les juristes comme l’une des plus originales œuvres en philosophie politique contemporaine et il est souvent comparé aux œuvres politiques de John Rawls et de Ronald Dworkin. Habermas a en effet entretenu des liens étroits avec ces philosophes qui considéraient eux aussi que la légitimité du droit ne peut émaner ni d’un doit naturel métaphysique ni d’une rationalité purement formelle, car dans un monde post-traditionnel et post-conventionnel elle ne peut être fondée que sur la formation discursive de l’opinion et de la volonté publique entre des citoyens libres et égaux et loin de toute sorte de contrainte. Cette conception procédurale du droit est qualifiée de rationnelle en ce sens que le consensus qui y est réalisé sur les normes a adopter est objet d’acceptation intersubjective basée sur l’usage pragmatique du langage. En effet c’est par le langage c'est-à-dire en respectant les règles de la communication sans contraintes qu’on peut établir des règles morales et juridiques susceptibles d’organiser nos sociétés pluralistes

[i]- Jürgen Habermas. A Reply. In: Communicative action. Essays on Jürgen Habermas’s theory of communicative action. Axel Honneth & Hans Joas ( Edit ). Trans. Jeremy Gaines & Doris L. Jones. The MIT press. Cambridge. Massachusetts. 1991. p 264

[ii]- Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Entre faits et normes. Trad. R. Rochlitz & C. Bouchindhomme. Gallimard. Paris. 1997.

[iii]- Catherine Audard. Qu’est-ce que le libéralisme.Gallimard. Paris. 2009. p 701.

[iv]- Jürgen Habermas. La souveraineté populaire comme procédure.Un concept normatif d’espace public. Lignes. N° 7. Septembre. 1989.

[v]- Jürgen Habermas. Trois modèles normatifs de la démocratie. Dans : L’intégration républicaine. Essais de théorie politique. Jürgen Habermas. Trad. R. Rochlitz. Fayard. Paris. 1998. pp 259-274.

[vi]- Jürgen Habermas. Sur le droit et la démocratie. Note pour un débat. Le Débat. N° 97. 5/1997. P 43.

[vii]- Michael Lowy. Habermas et Weber. Actuel Marx. N° 24. Oct. 1998. P 11.

[viii]- Carl Schmitt. Trois types de pensées juridiques. Trad. M. Koller. PUF. Paris. 1995. P 81.

⃰   L’autopoïése du droit signifie son autoproduction c'est-à-dire que le droit produit le droit.

[ix]- Niklas Luhmann. Le droit comme système social. Droit et société. N°11-12. 1989. pp 62-63. 

[x]- Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 65.

[xi]- Jürgen Habermas. Sur le droit et la démocratie. Op.cit. p 43.

[xii]- Ibid. p 43.

[xiii]- Jürgen Habermas. Sur le droit et la démocratie. Op.cit. p 44.

[xiv]- Ibid. p 44.

[xv]- Ibid. p 44.

[xvi]- Jürgen Habermas. Sur le droit et la démocratie. Op.cit. p 42.

[xvii]- Michael Lowy. Habermas et Weber. Op.cit. P 11.

[xviii]- Jürgen Habermas. Théorie de l’agir communicationnel. T1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société.Trad. Jean Marc Ferry. Fayard. Paris. 1987. p 271.

[xix]-  Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 488.

[xx]- Rainer Rochlitz. Philosophie politique et sociologie chez Habermas. Dans : Habermas. L’usage public de la raison. Rainer Rochlitz (dir). Presse universitaire de France. Paris. 2002. p 181.

[xxi]- Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 110.

[xxii]- Yves Cusset. Habermas. L’espoir de la discussion. Michalon. Paris. 2001. p 103. 

[xxiii]- Alexandre Dupeyrix. Habermas, Citoyenneté et responsabilité. Edition de la maison des sciences de l’homme. Paris. 2012. p 133.

 

[xxiv]-  Jurgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 18.

[xxv]- Firmin Marius Tombouré. Jürgen Habermas et le tournant délibératif de la philosophie. L’Harmattan. Paris. 2011. p 11.

[xxvi]- Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 42.

[xxvii]- Alexandre Dupeyrix. Habermas, Citoyenneté et responsabilité. Op.cit. p 134.

[xxviii]- Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 435.

[xxix]- Bjarne Melkevik. Droit et agir communicationnel. Penser avec Habermas. Buenos Books International. Paris. 2012. p 65.

[xxx]- Jürgen Habermas. Droit et démocratie. Op.cit. p 138.

[xxxi]- Firmin Marius Tombouré. Jürgen Habermas et le tournant délibératif de la philosophie. Op.cit. p 91.

[xxxii]- Firmin Marius Tombouré. Jürgen Habermas et le tournant délibératif de la philosophie. Op.cit. p 85

[xxxiii]- Jürgen Habermas. Le paradoxe de l'État de droit démocratique. Les Temps Modernes. N° 601. 2000. p 94.

[xxxiv]- Dominique Leydet. Introduction. Philosophiques. Volume 29. N° 2. Automne 2002. p 180

[xxxv]- Firmin Marius Tombouré. Jürgen Habermas et le tournant délibératif de la philosophie. Op.cit. p 137. 

[xxxvi]- Paul Ladriere. Pour une sociologie de l’éthique. PUF. Paris. 2001. pp 260-261.

[xxxvii]- Ibid. pp 260-261.

[xxxviii]- Edouard Challe. Jürgen Habermas et le fondement communicationnel du droit. Le Philosophoire. N° 9 bis. 2009. P 181.

[xxxix]- Bjarne Melkevik. Droit et agir communicationnel. Penser avec Habermas. Op.cit. p 63.

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Abdelaziz Rekah, «La rationalité du droit chez Jürgen Habermas. »

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Date Publication Sur Papier : 2011-09-20,
Date Pulication Electronique : 2017-06-21,
mis a jour le : 12/06/2018,
URL : https://revues.univ-setif2.dz:443/revue/index.php?id=2253.