A la lisière des mondes, entre répulsion et fusion dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar
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N° 23 Décembre 2016


A la lisière des mondes, entre répulsion et fusion dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar

Loubna ACHHEB
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  • Abstract
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  • Bibliographie

يهدف عملنا إلى عرض كيفية تقديم آسيا جبار للتفاعل الثقافي في روايتها "الحب و الفانتازيا"، فمصطلحي التنافر و الانصهار موجودان بمركز اتصال الثقافتين الجزائرية و الفرنسية، و قد كشفت آسيا جبار من خلال كتابتها الستار حول الأسباب الاستعمارية التي قادت إلى ولادة مجتمع جزائري جديد هجين بعد الاستعمار و التي تعتبر نفسها كواحدة من المتحولين الذين أنتجهم الانصهار بين هذين العالمين.

 

الكلمات المفتاحية:

التفاعل الثقافي – التنافر – الانصهار – هجين – الاتصال – العالمين – المتحول

Notre présent travail porte sur la façon dont Assia Djebar représente l’interculturalité dans son roman L’amour, la fantasia. Les deux termes de la répulsion et de la fusion se trouvent au centre du contact entre les deux cultures algérienne et française. Assia Djebar nous dévoile, à travers son écrit, les raisons coloniales qui ont conduit à la naissance d’une nouvelle société algérienne hybride postcoloniale tout en se représentant elle-même comme l’un des mutants produits par la fusion entre ces deux univers.

Les mots clés :

Interculturalité, répulsion, fusion, hybride, contact, deux mondes, mutation

.

Our research work deals with the way Assia DJEBAR depicts the intercultural in her novel entitled ‘Love, the Fantasy’. The two terms of repulsion and fusion are  found in the midst of the contact between two Algerian and French cultures. Assia DJEBAR reveals throughout her novel the colonial real reasons that led to the birth of a new postcolonial hybrid society who represents herself as a mutation proceeding from the fusion between these two worlds.                 

Key Words: Inter-Culture, Repulsion, Fusion, Hybrid, Contact, Two Worlds, Mutation.

Quelques mots à propos de :  Loubna ACHHEB

Maître de conférences B à l’université Mouhamed Lamine Debaghine-Sétif 2 (Algérie)

Assia Djebar s’est profondément investie, de par son écrit, à retracer les courbes du monde dans lequel elle vie. Elle nous met face à la réalité de son univers, c’est-à-dire celui des femmes. Cette société est jugée à travers le regard inquisiteur de la narratrice qui se trouve contaminé par le regard de l’autre, de l’étranger, du français.

    L’auteur nous met face à sa propre vie, et à travers son autobiographie, elle tente de nous faire découvrir les différences séparant la communauté autochtone à laquelle elle appartient, de celle du colonisateur vers laquelle elle tend désespérément.

    A travers ce roman, elle tente de dévoiler sa passion pour cette langue de l’interdit. Elle fait défiler son texte sur les sentiers périlleux de l’Histoire de l’invasion française au risque de se condamner et de condamner son amour pour les lettres latines venues d’un ailleurs auquel elle appartiendra ultérieurement.

 

« L’Histoire, dans le « courant ethnographique » du roman algérien de langue française, se trouve au point précis de rencontre de deux mondes. Elle somme l’ancien monde de se dire. Elle est la mise en représentation sur une scène qui ne lui appartient pas, (celle que dessinent la langue française et le genre romanesque), d’un univers qui n’acceptait de se représenter qu’à lui-même. » [1]

 

    Assia Djebar tente de revenir aux sources de l’aliénation, et essaie de comprendre l’étincelle qui a enflammé son cœur et a fait d’elle une femme différente des autres femmes de sa tribu et une écrivaine à part entière. Cette femme écrivaine commence par faire le portrait troublant des deux mondes en altercation, puis nous dévoile après la période coloniale la naissance d’une fusion entre les deux, mais loin d’être acceptée, elle est réfutée par cette nouvelle ère postcoloniale.

«La scénographie postcoloniale inscrit donc souvent l’œuvre dans le retour et le cheminement rétrospectif, non par nostalgie ou regret, mais pour faire jouer un passé (perdu et mythifié) contre un présent d’aliénation. »[2]    

    Notre écrivaine est à son tour à l’épicentre du drame du viol de la terre des origines, elle en porte les vestiges et tente, de par la force de la langue de l’autre, de raconter la tragédie des algériens pendant l’invasion, puis à l’ère coloniale et enfin durant l’indépendance. Ainsi, elle use de l’axe temporel pour essayer de se frayer un chemin. Elle nous révèle certaines vérités cachées par le colonisateur pour dévoiler l’effet factice de l’Histoire des manuels, puis y insère des bribes de son imaginaire pour que son hybridité devienne atemporelle. Cette hybridité est « un… grand principe de la critique postcoloniale…élaboré…par Homi Bhabha. »[3]

    Djebar représente le noyau vivant de son roman et mène sa fiction dans le but de mettre en lumière sa réalité d’être hybride. Pouvons-nous imaginer qu’elle puisse réussir, à travers son écriture, à effacer les frontières entre les deux civilisations : algérienne et française ? Peut-elle exorciser les fantômes du passé colonial et personnel pour aborder enfin sereinement sa fusion charnelle avec la langue française ? Comment représente-t-elle l’inter-influence culturelle dans son roman ? Et pouvons-nous la considérer comme l’élément médiateur et la représentation du brassage des deux cultures algéro-française ?

    1-      Le fantôme du passé :

    Le passé trône en maître dans L’amour, la fantasia. Djebar jongle entre deux formes du passé : Le passé personnel et l’Histoire d’Algérie. Elle nous peint, à travers un tableau obscur, les prémisses de la colonisation, et tente de comprendre les effets de cette dernière sur sa vie personnelle. Elle échafaude des ponts entre sa vie et l’histoire d’Algérie pour comprendre la société moderne dans laquelle elle vie.

    Elle nous dévoile, en usant de mots poignants, l’établissement du premier contact entre les deux cultures. Djebar exploite le sens de la vision, à travers de longs passages descriptifs sur le premier regard de l’étranger porté sur cette terre depuis longtemps convoitée : « L’homme qui regarde s’appelle Amable Matterer. Il regarde et il écrit le jour même : « J’ai été le premier à voir la ville d’Alger comme un petit triangle blanc couché sur le penchant d’une montagne. »[4]. Cet officier français décrit l’Algérie avec platitude et la minimise à travers la vision du conquérant en prédisant sa future soumission « triangle…couché »[5].

    Cependant, le premier regard n’est rapporté que par la partie française, et Djebar se propose comme l’intermédiaire qui va porter ce premier contact vers sa dimension bilatérale : « Des milliers de spectateurs, là-bas, dénombrent sans doute les vaisseaux. Qui le dira, qui l’écrira ? Quel rescapé, et seulement après la conclusion de cette rencontre ? »[6]

    L’auteur reprend le flambeau des ancêtres, et en porte-parole, tente de dire à demi-mots ce dont ont été privés ses aïeux : « A mon tour, j’écris dans sa langue, mais plus de cent cinquante ans après. »[7]

    Cependant, son regard n’est plus celui de l’Algérien d’autrefois car il est contaminé par celui de la civilisation française. Elle se met dans la peau du Dey Hussein ou plutôt le représente tel que l’Histoire de France le fait : « colère théâtrale ? »[8]. Elle le dessine comme un homme coléreux menant l’Algérie vers sa perte. Et à travers les rêves d’amour nourris par les femmes d’Alger avec un étranger, elle concrétise ses espoirs de voir un jour naître cette fusion entre les deux civilisations qu’elle porte en elle.

    Le temps de l’invasion est figé par la narratrice qui cherche à immobiliser l’image de la première rencontre entre la flotte française et les algérois en 1830.

« La marche des vaisseaux qui suit la direction du soleil se fait si lente, si douce que les yeux de la Ville Imprenable paraissent les avoir fichés là, au-dessus du miroir d’eau verte, dans l’aveuglement d’un coup de foudre mutuel. »[9].

Elle cherche par-là à créer une passion naissante qui ne sera que la concrétisation de son propre regard face à ces deux univers tant chéris. Ceci dit, elle brise le passé en y intégrant des prédictions sur un avenir bien connu par elle, par l’expression de « la ville imprenable » marquant par là en plus de sa présence dans une temporalité sensée inaccessible, l’impossibilité de cet amour qui ne fut qu’un terrible rapport de force entre deux sociétés.

    Djebar, nous parle en parallèle de son premier jour d’école, considéré également comme le premier contact avec la société française et la naissance de la passion de la narratrice pour la langue et la culture de l’autre. Cette même langue a aidé l’auteur à atteindre, à travers la lecture des romans, ce nouveau monde qui s’offre à elle. Ce monde l’a façonnée et a intégré en elle les deux faces des deux sociétés. Ce mélange a fait de l’écrivaine un être hybride qui cherche à contaminer son récit de ce métissage.

    L’auteur lève le voile sur l’horreur des enfumades des Ouled Riah et des Sbéah. Une vérité cachée par l’Histoire française et révélée par l’écrivaine. La langue française est utilisée comme un outil pour détruire l’image dorée dans laquelle s’emmitouflait le colonisateur français. Cette langue devient le bourreau de la civilisation à laquelle elle appartient.

    Les algériens enfumés dont Pélissier a raconté l’histoire à travers la prose littéraire sont pour elle des êtres ressuscités. L’éternité des mots nous semble une réalité imbibée au sein de la civilisation occidentale car le Maghreb est plus ancré dans l’oralité. Cette vérité nous prouve que Djebar porte en elle les traces éternisées d’une société délogée depuis longtemps des terres algériennes. Et dans ce récit, nous sommes confrontés à l’établissement d’un contact encore plus poignant que celui entre le passé et le présent, c’est celui de l’effleurement et  de l’entremêlement entre la période coloniale et postcoloniale grâce à l’écrivaine qui est le point de jonction entre les deux.          

    L’auteur nous raconte sa répulsion de la condition féminine dans l’Algérie de la période coloniale. Elle nous révèle la différence entre sa mentalité et celle des jeunes filles cloîtrées de son époque. Elle nous explique la cause principale de cette révolte  qui n’est autre que son instruction et principalement sur les bancs de l’école française. Notre narratrice doit, à la langue de l’autre, son émancipation d’un code social opprimant la femme algérienne. Et nous nous retrouvons de nouveau face à une des poutres de la civilisation française : La liberté de la femme et son égalité avec l’homme. Cependant ce qui semble intéressant c’est que Djebar s’impose des limites avec l’autre sexe, et en amour elle le cherche chez ses semblables algériens. Elle ne peut admettre la constitution d’un couple mixte algéro-français. Elle revient vers le passé des femmes algéroises qui ne sont point troublées par le regard de l’étranger car elles lui sont imperméables. C’est à ce niveau précisément que nous pouvons déceler ce mélange culturel inscrit profondément dans l’esprit de l’écrivaine.

    Djebar essaie par la suite de se convaincre que son état subversif n’est point le résultat de sa mutation, vu qu’elle nous raconte l’histoire de plusieurs femmes algériennes en quête de liberté. La première est née en 1830, portant le nom de Badra. Cette dernière doit se marier par convention à un homme qu’elle n’aime pas. Elle finit par se dévêtir devant les hommes de Bou Maza, le révolutionnaire dont elle tombe amoureuse. Cette réaction n’est point l’effet du contact avec les français, mais le résultat de l’aliénation sociale due à l’insurrection autochtone face à l’ennemi et dont le reflet n’est autre que ce soulèvement féminin face aux lois préétablies. Une autre femme, petite fille à l’époque des faits est montée au maquis pour combattre l’ennemi. Cette réaction est aussi une preuve de cet esprit rebelle des algériennes qui n’a germé que comme résultat à l’injustice coloniale.

    Djebar tente de concilier ces deux sociétés ennemies et cherche à réduire l’intensité de la répugnance entre elles. Elle nous décrit la scène du viol d’une jeune fille par un soldat français comme une véritable scène d’amour où les deux parties ressentent un plaisir mutuel. La narratrice nous met face à son interprétation personnelle du rapport entre l’Algérie et la France car elle veut effacer les scènes violentes du passé et les remplacer par une véritable fusion menant vers l’extase sociale. A l’image de Djebar, qui n’est autre que le fruit de cet amour défendu.

 

« Pour ma part, tandis que j’inscris la plus banale des phrases, aussitôt la guerre ancienne entre deux peuples entrecroise ses signes au creux de mon écriture. Celle-ci, tel un oscillographe, va des images de guerre – conquête ou libération, mais toujours d’hier – à la formulation d’un amour contradictoire, équivoque. » [10]       

 

    Le passé étend ses ailes pour permettre à Djebar d’utiliser la langue de l’autre pour se dire et raconter l’histoire de son pays. Elle nous rapporte cette longue histoire d’amour entre fusion et répulsion qu’Abdelkebir Khatibi nomme : « danse de désir mortel »[11]. L’écrit devient un vaste champ de bataille parsemé d’étreintes amoureuses. C’est ce va-et-vient entre la séparation et la fusion de ces deux mondes qui crée le mouvement dans le texte.

 

2-      Effusions culturelles : 

    Les deux cultures, en confrontation dans le texte djébarien, débordent des frontières qui leurs sont assignées. Djebar les met en parallèle, les séparant l’une de l’autre mais finit par y créer des fissures lui permettant d’intégrer tour à tour l’une et l’autre. Elle est, en un sens, le réceptacle de ces deux cultures, l’être hybride que nous allons essayer de définir.

    D’abord, elle nous parle de l’art comme étant le cœur même de la société française. Lors de la première invasion coloniale sur le port de Staouali à Alger, les conquérants ont ramené avec eux, sur leurs navires de guerre, un nombre important de dramaturges et de peintres.

Chacun des deux artistes tente de rapporter les faits de l’invasion et le poids de leur regard sur ces étrangers autochtones des terres algériennes. Djebar nous donne l’exemple du dramaturge qui relate l’histoire du père arabe refusant les soins apportés par les français à son fils, ce qui l’a conduit à la mort. L’acte du père traduit la répulsion que porte l’algérien au français. Ce rejet est compris par le français comme un acte barbare, mais le père ne pouvait considérer la médecine française comme efficace. Ces deux univers s’entrechoquent par l’intermédiaire de deux médecines différentes. Le dramaturge oublie que le véritable acte barbare n’est autre que celui de la colonisation conduisant ce jeune homme à sa perte.

    Djebar cite les propos du baron Barchou, et se permet certains écarts dans sa description de scènes terrifiantes :

 

« Ces deux Algériennes – l’une agonisante, à moitié raidie, tenant le cœur d’un cadavre français au creux de sa main ensanglantée, la seconde, dans un sursaut de bravoure désespérée, faisant éclater le crâne de son enfant comme une grenade printanière, avant de mourir allégée – ces deux héroïnes  entrent ainsi dans l’histoire nouvelle. »[12]           

 

Ce passage transcrit l’état second dans lequel se trouvent les victimes algériennes de l’invasion. Dans la première scène de la femme tenant le cœur d’un français dans sa main, nous pouvons établir une image parallèle avec la civilisation arabo-musulmane. Celle de Hind la mécréante ordonnant à son esclave Ouahchi de lui ramener le foie de Hamza qu’elle mange. C’est une sorte de revanche de la part de cette femme algérienne musulmane, car elle se saisit du cœur de son tortionnaire impie. Cette violence forcément condamnable par l’occident n’est autre que le reflet de la violence initiale apportée par l’esprit conquérant du colonisateur.   

Ces deux femmes sont des héroïnes pour notre écrivaine. Elles sont le reflet de la férocité et de la bestialité de cet envahisseur venu d’ailleurs dans le but d’exporter sa civilisation. Ces femmes nous ont prouvé que la barbarie du colon les a poussées à réagir atrocement. Nous ne sommes plus dans le choc des civilisations mais plutôt dans un concours sanguinaire.  

    Djebar nous fait l’esquisse de sa représentation personnelle de la culture de l’autre, de ses traditions et de sa mentalité. La narratrice nous raconte son enfance et son amitié avec une petite française. La première chose qui l’a marquée c’est la liberté de cette dernière : « Mais il y avait ceci d’extraordinaire : elle entrait et sortait à son gré…comme un garçon ! »[13]

Cette même liberté semble être au centre de son roman. Elle veut se libérer des chaînes de la tradition et se frayer enfin un chemin dans ce monde cloîtré et sans issue.

    Djebar nous décrit le moment où elle voit le décor intérieur de la maison de ses voisins français : « Le gendarme et sa famille me paraissent soudain ombres de passage dans ces lieux, et par contre ces images, ces objets, cette viande devenaient les vrais occupants ! »[14]. Elle nous projette dans un futur proche, dans lequel l’indépendance serait une évidence. Ce qui restera de ces êtres éphémères c’est leur civilisation, ou une partie de cette dernière. Notre écrivaine est la preuve vivante de ce phénomène car, à travers ce passage, elle est la dépositaire de cet amalgame entre les deux cultures. Des années plus tard elle ressuscite ces lieux morts et évaporés depuis bien longtemps.   

   Notre écrivaine se retrouve entre deux mondes. Elle n’est pas qu’un être hybride, mais au-delà de cela, son libre arbitre la pousse à se chercher à travers les plis de sa langue mère absente de son roman. Djebar nous expose un esprit mutant et conflictuel car prisonnier du débordement de ces deux sociétés. La culture algérienne et la culture française ont façonné la plus sublime des créatures car à son tour elle réussit à retranscrire les étincelles lumineuses de l’entrechoc des cultures.

 

«  Le français m’est langue marâtre. Quelle est ma langue mère disparue, qui m’a abandonnée sur le trottoir et s’est enfuie ?...Langue mère idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers !...Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? »[15]   

 

3-Le cri s’écrit : 

   La réalité hybride de l’écrivaine donne à son écrit une forme mutante. Djebar se trouve prisonnière au seuil de plusieurs mondes. L’enfermement crée en elle un trouble identitaire qui retentit sur son récit.

                                   

« La crise identitaire, on y reviendra, définit diverses situations individuelles et de groupe qui en dehors de tout déterminisme pathogène provoque  une confusion dans les limites subjectives du moi en altérant le sentiment d’unité et de continuité qu’une personne en situation normale éprouve habituellement vis-à-vis d’elle-même et du monde qui l’entoure. »[16]

  

Cette crise identitaire se traduit par les sentiments contradictoires canalisés par l’auteur à travers son roman. Elle ressent de l’amour mélangé à une certaine forme de haine vis-à-vis de l’autre. Cet autre est, en même temps, l’Homme par opposition à la femme vu qu’ils appartiennent à deux univers différents, il représente également la société française en tant qu’ancien colonisateur, et la société turque représentant une conquête séculaire. Le texte se fragmente sous l’effet de cette opposition et crée une aquarelle aux couleurs et aux positions multiples de Djebar par rapport à ces cultures qui l’ont façonnée.

   Elle nous raconte ses souvenirs d’enfance à l’école coranique, à travers laquelle elle nous projette certaines des traces de la civilisation turque associée à la civilisation arabo-musulmane et son mode d’apprentissage. Ainsi, elle nous décrit sa « Madersa », son imam et ses camarades de la façon suivante :

 

« Je n’ai vu cet homme qu’assis à la turque, auréolé de blancheur, la longue baguette du magister entre ses doigts fins.

En contraste, la masse des garçonnets accroupis sur des nattes-pour la plupart enfants de fellahs – me paraissait informe, livrée à un désordre dont je m’excluais. »[17]

 

 

Djebar dans cet extrait compare deux sociétés, d’abord l’imam qui représente l’héritage turc et arabo-musulman, ce dernier est placé en haut de l’échelle sociale tout comme les anciens conquérants turcs qui ont profité largement des richesses de l’Algérie, puis les enfants sont représentés comme faisant partie de la basse société celle des agriculteurs, donc des algériens d’origine, de laquelle Djebar s’exclut et avec laquelle elle ne veut avoir aucun lien.

   Nous commençons à ressentir les traces de la mutation de Djebar lorsqu’elle évoque le « you you » poussé par sa mère pour manifester sa joie :

  

«Ma mère » et la « nounou »…osaient pousser alors le « you you » presque barbare. Cri long, saccadé, par spasmes roucoulants et qui, dans cet immeuble pour familles…européennes…devait paraître incongru, un vrai cri de sauvage. »[18]

 

Djebar qualifie ce you you de cri « presque barbare », le terme barbare renvoie au regard critique porté par les européens pieds noirs sur la société et les traditions algériennes. Djebar utilise le terme « presque » et par-là elle se place à la lisière de ces deux mondes. Un léger sentiment de honte émane de l’écrivaine qu’elle tente d’effacer en renforçant son écrit par son amour pour sa mère qui symbolise ses origines et ses traditions :

 

« Aux distributions de prix de l’école française, tout laurier obtenu renforçait ma solidarité avec les miens ; or cette clameur ostentatoire m’ennoblissait plutôt. L’école coranique, antre où, au-dessus des enfants pauvres trônait la figure hautaine du cheikh, devenait, grâce à la joie maternelle ainsi manifestée, l’îlot d’un éden retrouvé »[19]

 

Le cri considéré par les français comme barbare se transforme chez l’écrivaine en un véritable outil d’émancipation. Il l’aide à transcender son enfermement pour pouvoir enfin se libérer et libérer les autres femmes de sa tribu du poids de certaines coutumes qu’elle juge injustes. Ce même enfermement de la femme n’est autre qu’un héritage de la civilisation turque.

    Djebar, se met d’abord à la place de ses ancêtres de sexe féminin qui furent condamnées au silence jusqu’à la fin de leurs jours. Elle tente d’utiliser le cri comme moyen de transmettre ses peines, car elle crie le jour de la mort de sa grand-mère : « Je crie et personne ne m’entend, étrange condamnation. Je crie, non pas comme si j’étouffais, plutôt comme si je respirais très fort, très vite. »[20]

   Elle crie, également, le jour où son couple bat de l’aile. Cette fois-ci, elle exporte son cri de détresse en France où le son de sa voix réussit, enfin, à attirer l’attention de l’étranger. Le français, ému par le cri de Djebar, tente de venir à son secours. C’est à ce moment que se dessinent les courbes de cet amour défendu entre les deux sociétés tant chéries par l’écrivaine. Djebar, cet être hybride, arrive à façonner une fusion entre ces deux cultures aux interstices des lignes scripturaires de son roman : « Deux corps à peine tendus, proches une seconde l’un de l’autre, dans le bouleversement fugace d’une tristesse entrecroisée. Rêve d’enlacement. »[21]

Cependant cet amour ne peut aboutir au bonheur, mais conduit l’écrivaine vers un chagrin éternel. Elle nous fait donc basculer d’un bonheur rêvé vers une réalité décevante. C’est cette même réalité qu’elle tente de dépasser à travers son écrit. Le cri en tant que signe de désespoir et de révolte ne porte pas loin. Lorsque le cri s’étiole et s’évanouit, il ne reste plus que l’amertume de celle qui n’a pu transmettre ses angoisses à l’autre. Djebar a réussi à transformer le cri en écrit, ses mots traduisent sa rébellion et celle de ses aïeules qui sortent enfin de leur silence ancestral.     

    

« Moi seule, je sais qu’elle ressuscite. Je ne la pleure pas ; de nouveau, je crie en courant dehors,…Ce rêve me permet-il de rejoindre la mère silencieuse ?  Je tente plutôt de venger son silence d’autrefois… »[22]

 

   Djebar traduit sa désillusion par rapport au monde qui l’entoure. Elle représente, à travers son être, une fusion entre plusieurs cultures ce qui la met à l’écart de ces mêmes sociétés créant en elle une fracture. Cette même fracture contribue à la naissance, durant les années quatre-vingt, d’une « littérature de l’amertume »[23]. Ces années représentent les premières années de parution du roman L’amour, la fantasia  de Djebar, mais en même temps ce sont les années où plusieurs auteurs ont représenté leur désenchantement par rapport à la nouvelle société hybride de la période postcoloniale.

   L’écriture de Djebar emprunte à l’auteur son hybridité, cette dernière tente de se placer à la lisière des genres. Djebar insère dans son histoire son autobiographie qu’elle associe à l’Histoire de l’invasion française en Algérie. Elle essaie à travers l’Histoire d’apporter un semblant d’explication à sa vie, et sa réalité de se trouver aux abords de divers univers.

En choisissant l’autobiographie, elle se donne en tant qu’auteur et narratrice le pouvoir de l’omniscience. Elle règne en maitresse absolue sur son récit qui est censé être attaché par les lourdes chaines de l’Histoire et de l’autobiographie. Elle utilise une narration « rétrospective » car elle se place au présent pour nous raconter les faits du passé : le sien et celui de la société algérienne.  

 

« Si la narration est conduite au passé, narration ultérieure et rétrospective, le narrateur est automatiquement en situation de transcendance par rapport à la matière romanesque dont il a entière maîtrise, il travaille sur une intrigue finie dont il organise les pièces depuis l’achevé, d’où les anticipations et les procédés visibles de gestion du récit ; sa vision se rapproche de l’omniscience, et l’impression de déterminisme en est accentuée. »[24]

 

La narratrice réorganise les évènements du passé de l’Algérie et tente d’y insérer une partie de ses sentiments personnels. Elle met en exergue sa mutation pour nous révéler certaines réalités cachées par les français, nous donnons comme exemple l’enfumade des Ouled Riah, une tribu algérienne qui a été décimée par l’armée française. La langue française, symbole de l’hybridité djébarienne, se transforme en dague et fait couler l’encre de la vérité historique sur les pages de ce roman.

   Djebar se trouve aux interstices de plusieurs espaces. Jacqueline Risset définit l’espace djébarien comme suit : « … « Une dichotomie de l’espace où se joue « l’option définitive : le dehors et le risque, au lieu de la prison de mes semblables »[25]   

Les espaces créés par l’écrivaine se trouvent loin de cette dichotomie, et Djebar ne se déplace point de l’espace prison vers l’espace du dehors, vu que les deux espaces forment une boucle éternelle reflet de la mutation de l’auteur. Djebar pense se libérer de l’injustice de la société algérienne en se déplaçant loin de l’enfermement des femmes de sa tribu. Le dehors, symbole de la société française, est un espace libérateur pour Djebar, à l’encontre de l’espace des maisons qui n’est autre qu’un tombeau réservé aux femmes. Mais Djebar n’arrive pas à se libérer complètement et se trouve dans un état semi prisonnier. Elle est, donc, à l’entrebâillement de ces espaces, de ces aires, de ces mondes qui s’entrelacent.        

 

Conclusion :

    Pour clore cette analyse, nous pouvons dire que Djebar a réussi à retranscrire les deux contrastes de l’attirance-répulsion entre les deux sociétés algéro-française. Elle reflète parfaitement la fusion entre ces deux mondes en constante opposition. Non seulement elle arrive, à travers la représentation de l’histoire d’Algérie, à nous expliquer les causes de cette haine réciproque, mais au-delà de tout ceci, elle cherche à contaminer chacun des univers par l’autre. Ainsi, ses descriptions et son récit créent une véritable ambiance mutante dans laquelle l’écrivaine s’insère en profondeur pour enlacer son écrit dans la langue de l’autre et ne plus faire qu’un seul corps avec sa chair textuelle.

L’hybridité de l’écrivaine envahit le passé, et dans un rapport de force, elle viole les lois temporelles, celles des civilisations et se crée une aire nouvelle à la lisière des mondes.

    Bibliographie :

BONN, Charles, Le roman algérien de langue française, Paris, l’Harmattan, 1985

BRUNN, Alain, L’auteur, Paris, Flammarion, 2001

CALLE-GRUBER, Mireille, Assia Djebar, Nomade entre les murs, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005

DEJEUX, Jean, Maghreb littératures de langue française, Paris, Arcantère Editions, 1993

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[1] Charles Bonn, Le roman algérien de langue française, Paris, l’Harmattan, 1985, p 28

 

[2] Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p 135  

[3] Florence D’Souza, « Littératures postcoloniales de l’Inde », in Actualité et inactualité de la notion de postcolonial, Genève, 2013, p 63

[4]  Assia Djebar , L’amour, la fantasia, Paris, Albin  Michel, 1995 , p 15

[5] Ibid, p 15

[6] Ibid, p16

[7] Assia, Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, p 16

[8] Ibid, p 16

[9] Ibid, p 17

[10] Assia Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, p 301

[11] Abdelkebir Khatibi , La mémoire tatouée, 1971, p 188

[12] Assia Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, p 31

[13] Ibid, p 35

[14] Ibid, p 38

[15] Assia Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, p 298

[16] Noureddine Toualbi, L’identité au Maghreb : L’errance,Alger, CASBAH, 2000, p 20

[17] Assia Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, p 257

[18] Assia Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, pp 257-258

[19] Ibid, p 258

[20] Ibid, p 273

[21]Assia Djebar , L’amour, la fantasia, op.cit, p 165

[22] Ibid, p 273

[23] Jean Dejeux, Maghreb littératures de langue française, Paris, Arcantère Editions, 1993, p 45

[24] Françoise Rullier-Theuret, Approche du roman, Paris, Hachette, 2001, p 43

[25] Jacqueline Risset, « L’amour de la langue », in Mireille Calle-Gruber, Assia Djebar, Nomade entre les murs,Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p 50

@pour_citer_ce_document

Loubna ACHHEB, «A la lisière des mondes, entre répulsion et fusion dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar »

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Papier : ,
Date Publication Sur Papier : 2011-09-20,
Date Pulication Electronique : 2017-02-22,
mis a jour le : 13/06/2019,
URL : https://revues.univ-setif2.dz:443/revue/index.php?id=2113.