L’inscription du lecteur dans le roman algérien de langue française
Plan du site au format XML


Archive: revues des lettres et sciences sociales


N°01 Avril 2004


N°02 Mai 2005


N°03 Novembre 2005


N°04 Juin 2006


N°05 Juin 2007


N°06 Janvier 2008


N°07 Juin 2008


N°08 Mai 2009


N°09 Octobre 2009


N°10 Décembre 2009


N°11 Juin 2010


N°12 Juillet 2010


N°13 Janvier 2011


N°14 Juin 2011


N°15 Juillet 2012


N°16 Décembre 2012


N°17 Septembre 2013


Revue des Lettres et Sciences Sociales


N°18 Juin 2014


N°19 Décembre 2014


N°20 Juin 2015


N°21 Décembre 2015


N°22 Juin 2016


N° 23 Décembre 2016


N° 24 Juin 2017


N° 25 Décembre 2017


N°26 Vol 15- 2018


N°27 Vol 15- 2018


N°28 Vol 15- 2018


N°01 Vol 16- 2019


N°02 Vol 16- 2019


N°03 Vol 16- 2019


N°04 Vol 16- 2019


N°01 VOL 17-2020


N:02 vol 17-2020


N:03 vol 17-2020


N°01 vol 18-2021


N°02 vol 18-2021


N°01 vol 19-2022


N°02 vol 19-2022


N°01 vol 20-2023


N°02 vol 20-2023


N°01 vol 21-2024


A propos

avancée

Archive PDF

N°15 Juillet 2012


L’inscription du lecteur dans le roman algérien de langue française

Nassima Abadlia
  • resume:Ar
  • resume
  • Auteurs
  • TEXTE INTEGRAL

 عندما يتعلق الأمر بالاستقبال أو القراءة الأدبية عادة ما ينتشر الكلام عن القارئ الحقيقي أي الشخص الطبيعي جسدًا وروحًا ولا يختاره الكاتب. فماذا عن القارئ المحتمل الصوري الذي وضعه الكاتب في ذهنه إبان إنشاء عمله الأدبي؟

يدرج القارئ "الضمني" و'الحميمي' في صلب النص كمثال نصي يفرضه العمل الأدبي هو الذي نستشفه من بحثنا في الدكتوراه.من خلال تحليل ثلاث قصص أدبية لثلاث كتاب جزانريين ناطقين باللغة الفرنسية Serment desBarbaresLe  للكاتب بوعلام صنصال وLa Part du mort   للكاتب ياسمين خضرة وCette fille- للكاتبة مايسة باي. سوف ندرس كيف استحضر هذا القارئ بصفة ضمنية وبوضوح من خلال الاستراتجيات الكتابية و النصية  

   On entend souvent parler lorsqu’il s’agit de la réception ou de la lecture littéraire, du lecteur réel, la personne physique en chair et en os, que l’auteur ne peut choisir. Qu’en est-il du lecteur potentiel, virtuel auquel l’auteur pensait au moment de la création de son œuvre ? Ce lecteur inscrit dans le corps du texte, « implicite », « intime », demeurant une instance textuelle établie par l’œuvre  est celui que nous convoquerons dans cette brève réflexion inspirée de nos recherches en Doctorat. A travers une analyse de trois romans de trois auteurs algériens de langue française, Le Serment des barbares de Boualem Sansal, La Part du mort de Yasmina Khadra, et Cette fille-là de Maïssa Bey, nous étudierons comment ce lecteur est-il convoqué tant implicitement qu’explicitement à travers l’ensemble des stratégies auctoriales et textuelles  ainsi qu’à travers l’ensemble des codifications littéraires.

Si l’acte littéraire a longtemps été considéré sous l’angle de la production, c’est-à-dire du travail intérieur qui correspond à l’auteur, il est de nos jours d’avantage vu à travers son aspect communicatif qui correspond au regard de cet étranger, le lecteur qui l’investit au même titre que l’auteur en y laissant des traces de sa lecture et de son investigation personnelle. Ainsi qu’à son aspect interactionnel, qui consiste dans les échanges au sein du couple auteur-lecteur, ou narrateur-narrataire. Seul, le lecteur nous intéresse dans le cadre de cette réflexion, mais c’est loin  d’être le lecteur réel, il s’agit plutôt du lecteur virtuel, implicite, inscrit dans le corps du texte comme le définit Wolfgang Iser :

 « L’idée d’un lecteur implicite se réfère à une structure textuelle d’immanence du récepteur. Il s’agit d’une forme qui doit être matérialisée, même si le texte, par la fiction du lecteur ne semble pas se soucier de son destinataire, ou même s’il applique des stratégies qui visent à exclure tout public possible. Le lecteur implicite est une conception qui situe le lecteur face au texte en termes d’effets textuels par rapport aux quels la compréhension devient un acte. » (Iser 1985: 70)

Du point de vue de la communication,  le texte littéraire requiert comme tout acte d’énonciation un émetteur et un récepteur. Toutefois, dans le texte littéraire, l’auteur et le lecteur s’effacent pour laisser place à un narrateur et un narrataire qui remplissent les fonctions qui leur sont assignées au moyen de l’énonciation explique Dominique Mingueneau :

« Le lecteur d’un roman n’a pas de contact avec celui qui a écrit le texte, l’individu qui en est l’auteur, il vient occuper la place de narrataire qui lui est assignée par l’énonciation. Il est de l’essence de la littérature de ne mettre en relation le créateur  et le public qu’à travers les mises en scène de l’institution littéraire » (2003 : 10)


En effet l’auteur et le lecteur effectifs d’une œuvre ne prennent contact qu’à travers les figures textuelles qui leur revoient dans l’énonciation. 

Quels sont les signes tant implicites qu’explicites de l’inscription de ce lecteur que nous appellerons à la suite de Jean Rousset « lecteur intime »,(Le Lecteur intime : 1986) et que le narrateur ne cesse de solliciter ? Est la question autour de laquelle s’articulera notre réflexion.

   L’étude de trois romans de trois auteurs algériens de langue française, Le Serment des barbares (1999) de Boualem Sansal, La Partdu mort (2004)de Yasmina Khadra et Cette fille-là(2001)de Maïssa Bey, nous permettra d’analyser les différents procédés par les quels romanciers tendent à inscrire et à convoquer leurs lecteurs au sein de la structure immanente du texte. A quels degrés ce lecteur demeure présent  dans les romans ? Sans pour autant définir le statut ou l’identité du lecteur en question.

Nous ne pouvons dans le cadre de cette réflexion procéder à une analyse complète des indices de son inscription textuelle. Nous nous intéresserons toutefois aux signes les plus implicites qui correspondent au profil et au statut de ce lecteur qui reste comme son nom l’indique  « implicite » voire « intime », sous-jacent à la structure profonde et non de surface du texte.        

C’est à travers  la  description de la communication et des échanges interactionnels qui s’établissent entre le lecteur et les narrateurs que nous pourrons démontrer l’inscription de cette figure textuelle que nous appellerons « lecteur virtuel » qui nous intéresse dans cette analyse.

Nous emprunterons nos outils d’analyse à l’approche esthétique de la réception du texte littéraire fondée entre autres par Umberto Eco et Wolfgang Iser ainsi qu’à la poétique du récit dans les travaux de Vincent Jouve et la linguistique du texte littéraire de  Dominique Mingueneau.  

   Une définition  assez cursive nous permettra d’abord de mieux élucider les concepts de « narrataire »,  de « lecteur virtuel » et de « lecteur intime ».

1- Qu’est-ce qu’un « lecteur virtuel » ?

 Nous entendons au sens de Dominique Maingueneau par le terme « lecteur virtuel » ou « narrataire » une simple instance textuelle qui se construit à travers la communication  qui s’établit entre lui et le narrateur, « une certaine figure du lecteur construite par le texte à travers son énonciation » (Maingueneau 2003 : 10)     

 L’acte de narration est pris en charge par un narrateur qui est supposé s’adresser à un partenaire, un destinataire que l’on appelle selon la terminologie de Genette « narrataire » qui se définit comme :

« […] tout destinataire inscrit dans le texte ; c’est dire qu’il fait partie du récit ; il ne peut être le récepteur réel puisqu’il y est intégré ; il est un signal, un rôle dans la fiction au même titre que le narrateur, dont il est le pendant ; l’un et l’autre occupent des positions complémentaires ;  ils forment à l’intérieur de la structure narrative un couple instable, l’une  des tâches de l’auteur est d’organiser leurs relations. » (Rousset 1986 : 24)

Le lecteur dont nous parlons ici n’apparaît pas sous la forme d’un actant ou un  personnage qui participe pleinement à l’intrigue et à l’action, mais il demeure pourtant  inscrit dans le texte, un « narrataire extradiégétique » selon la terminologie de Genette (1972 : 238).

Selon lui : « Un  lecteur est plus ou moins impliqué dans le texte, qui se confond en narration extradiégétique, avec le narrataire et qui consiste exhaustivement en les indices qui l’impliquent et parfois le désignent » (Genette 1972 : 238)

2- Signes de l’inscription textuelle du lecteur  

   Les premiers indices de l’inscription de ce lecteur virtuel  sont les adresses qui lui sont faites et qui prennent la forme de pronoms personnels et dont nous étudierons les emploies en premier :

« Tout écrit serait adressé, il porterait,  en creux ou en relief, les empreintes de cet "étranger" qui l’investit par l’opération d’une lecture. Empreintes d’un lecteur, mais d’un lecteur virtuel, celui que postule une œuvre de fiction, à l’exclusion du récepteur effectif. C’est dire qu’il ne sera question ici du destinataire interne, que désignent, expresses ou implicites, des marques textuelles : le destinataire enfermé dans les mailles d’un récit, le lecteur intime » (Rousset 1986 : 9)

   2-1 Les adresses et les indices de personne

Le lecteur implicite comme son nom l’indique ne se manifesterait pas de manière explicite mais il ne peut être repéré qu’à travers les adresses qui lui sont faites, nous avons pu observer et spécifiquement l’emploie du pronom « vous » comme marque implicite et l’une des plus visibles de l’inscription du destinataire dans le texte.

Ceci nous rappelle les fameuses adresses que l’on retrouvait chez les écrivains du 19ème siècle et dont nous retenons la célèbre formule de Balzac dans Le Père Goriot : « Vous qui tenez ce livre d’une main blanche » (Rousset 1986 : 27) ou celle de Stendhal : « et moi-même qui vous parle » (Rousset 1986 : 1986 :,, 86osé Corti,  » (Jean 25). Le destinateur désigné généralement par le pronom « je » appelle un destinataire qui est désigné par un « tu » ou un « vous ».  Ce genre d’adresses témoigne de l’inscription du lecteur en même temps qu’ils renseignent sur sa nature, sur son sexe, féminin ou masculin comme dans les exemples suivants de Cette fille-là :

 « A présent vous pouvez gravir les marches. Pousser la lourde porte de bois jamais fermé, recouverte d’une couche de peinture grise écaillée. […] C’est là. Vous pouvez continuez. Ou faire très vite demi-tour. Si vous avez le choix ». (2001 : 15)

  Ou encore lorsque la narratrice invoque directement en spécifiant le genre de public à qui elle s’adresse et qu’elle recrute dans le sexe féminin par l’expression "auditrices" : 

 « Regardez-moi donc ! Je ne suis pas des vôtres ! Avec mes cheveux clairs et mes yeux plus bleus que votre ciel ! A cet instant de l’histoire, tester la crédulité des auditrices en ajoutant un soupçon d’aristocratie. Loin la misère ! Impossible n’est ce pas ? » (Bey : 24)

La narratrice interpelle davantage la sensibilité du lecteur et son imaginaire en le faisant participer à la fiction à l’aide de formules comme « Répétez », « Ecoutez », « Ecoutez-les », « Dites-vous » ou au moyen de phrases interrogatives comme « savez-vous ? » sur les quelles nous reviendrons.

Nous avons pu observer dans La Partdu mort le recours du narrateur au même genre d’adresses :

« Alger  n’a pas tout à fait perdu son âme ; cependant, là où échoue le regard, on voit que ça ne tourne pas rond. Vous crevez d’envie de rejoindre le front de mer ; une fois sur place, vous n’avez plus qu’une idée fixe : rentrez chez vous sans tarder. Les étincelles qui vous inspiraient naguère vous préoccupent soudain. » (Khadra 2004 : 105.)

Les narrateurs se situent donc en tant que locuteurs à travers un « je » et en s’adressant à des narrataires qu’ils désignent de manière générale par les pronoms « tu » ou « vous » auxquels on pourrait voir se substituer les désignations « lecteur », « public », « cher lecteur », « auditeur » comme dans Cettefille-là. Cependant, ils ont surtout tendance à nuancer leurs adresses en recourant aux pronoms  «nous » et «on» à valeur plus ou moins implicite.

Dans Le Serment des barbares il s‘agit souvent d’une adresse implicite au narrataire en l’impliquant d’avantage dans le discours qui se déguise sous le pronom « nous » ou le pronom « on » et c’est à travers l’observation des pronoms personnels que nous pouvons déceler sa présence.

 « De nos jours, trente années après l’indépendance, elle est regardée comme le fleuron de l’industrialisation qu pays. Par décret, elle a été classée le fleuron de l’industrialisation du pays. Pad décret, elle a été classée "ville industrielle", et offerte à l’admiration des cohortes moutonnières des visiteurs que des guides frénétiques et arrogants mènent à la baguette. » (Sansal : 11) 

« Nous l’appellerions génocide, n’était le refus des acteurs. » (Sansal : 10)

Cette marque de la première personne du pluriel sous la forme du pronom personnel ou d’un adjectif  joue efficacement le rôle de convoquer le lecteur en associant les deux partenaires du texte dans le même discours. L’emploie du « nous » à la forme impérative rend encore plus explicite et plus direct l’appel  au lecteur : « N’y regardons pas de trop près ; elles sont un peu de guingois, baveuses de mortier mal envoyé, et ridiculement mal envoyé, … » (Sansal : 16)

     2-2  L’emploie des parenthèses, des incises et des phrases interrogatives

S’ajouteront ici à la volonté de convoquer implicitement le lecteur, d’autres marques plus ou moins directes, moins visibles qu’à travers les sous-entendus. Ce genre d’adresses peut être camouflé derrière des parenthèses, des phrases incises ou des phrases interrogatives dont le narrateur peut en éviter l’usage s’il n’était pas supposé s’adresser à un certain interlocuteur.

 Si l’information qu’elle annonce est déjà connue du narrataire et qu’elle ne lui apprend rien de nouveau « […], la parenthèse est un indice de destination » (1986 : 26) explique Jean Rousset. En effet même si la parenthèse n’apporte aucune information nouvelle à la connaissance du narrataire, elle témoigne de sa présence et de la volonté du narrateur de le  convoquer même implicitement dans le discours.  

Dans l’emploie des parenthèses et des incises dans le récit Roland Barthes y atteste « des signes de lecture en creux, proches de ce que Jakobson appelle la fonction conative de la communication. (Barthes 1966 : 19 )

Dans Le Serment des barbares, le narrateur utilise peu les parenthèses mais ces quelques fois où il les emploie, celles-ci révèlent la présence d’un narrataire implicite. Certaines parenthèses sont facultatives et servent à introduire des informations secondaires dont le narrateur peut aisément se passer sans que la compréhension du passage soit altérée. Elles agissent plutôt comme une sorte de commentaires, de discours critiques et même ironiques comme dans l’exemple suivant : « (La presse ira jusqu’à trois cents pour apporter sa pierre à la compagne d’intox contre l’aile droite de l’état-major) »  (Sansal : 87)

Le but du narrateur ici dépasse la simple intention d’invoquer le lecteur mais de le rendre complice en lui faisant partager ses pensées et ses réflexions.  Cette parenthèse s’inscrit soit dans une volonté d’expliquer des énoncés que le narrateur juge incompréhensibles pour le lecteur ou dans une perspective de le faire adhérer  à ses pensées personnelles et les plus profondes  ou lui faire part de ses réflexions et de ses commentaires.

Certaines phrases interrogatives que le narrateur n’adresse pas à un personnage bien déterminé dans le récit, peuvent être aussi considérées comme un indice d’adresse et d’inscription du narrataire externe ou extradiégétique. Il s’agit de questions ou de semi-dilaogues qui se multiplient en vue d’impliquer d’avantage le lecteur.

Nous remarquons que les phrases interrogatives de ce genre sont nombreuses :

 « Pouvait-on imaginer un quelconque lien entre la modernité et  la sorcellerie meurtrière ? Pouvait-on soupçonner la démocratie si désordre et si dangereusement avide ? On lui prêtait tant. Voilà quelle réclame les intérêts sans qu’on soit assuré d’être quitte. » (Sansal : 33)

    En associant  la formule interrogative au pronom indéfini "on", le narrateur lui donne un aspect interpellatif, si le pronom "on" revoie au narrateur il renvoie en même temps au narrataire. L’usage qu’en fait ici la narrateur, en s’interrogeant sur certaines réalités et certains faits lui offre une manière d’investir la plasticité du "on" à ses propres fins, entre autres d’impliquer le narrataire dans le discours et lui faire partager les mêmes idées et les mêmes points de vue.

   D’autres questions sont posées à la deuxième personne du pluriel « nous » en impliquant dans le même discours narrateur et narrataires :

« Le problème n’est  pas là, mais que dirons-nous aux touristes quand ils repasseront sur nos terres pacifiées et demanderont : Qu’est-ce qu’on mange à midi ? » La poussière dans les maisons, l’arabisation de la plèvre, les nids-de-poule, les décharges sauvages, la crise économique, le terrorisme, c’est lui. » (Sansal : 42)

Le commissaire Llob, narrateur se pose des questions que le narrataire est supposé se poser, mais aussi il anticipe avec des réflexions qu’il aimerait faire partager au destinateur. Il a tendance ici à mêler questions et réponses, comme dans l’exemple suivant : « Mais que peut faire un érudit dans un pays révolutionnaire où le charisme s’applique à être l’ennemi juré du talent, où le génie est traité en hors-la loi » (Khadra : 29)

Vu l’inutilité de telles questions, nous n’en donnerons nulle autre explication que de s’adresser à un lecteur et l’interpeller en l’incitant à la réflexion et l’emmenant à contribuer au discours. Ces question permettent au narrateur d’entrer en contact avec son destinateur à travers des locutions interrogatives comme « N’est-ce pas ? » (Khadra : 38)

Cette façon d’interpeller le lecteur à travers une série de questions qui se multiplient au fil du récit engage une sorte de complicité entre le narrateur et son narrataire de manière à construire le récit réciproquement, le narrataire externe participe à l’action au même titre que le narrateur. Jean Rousset explique à ce propos :« [..] Quand le lecteur interpellé, par définition extérieur à la diégèse, s’y verra introduit comme s’il pouvait en faire partie ; on feint que celui qui raconte et celui à qui l’on raconte se rencontrent et participent en même temps à la même action » (1986:33) 

  Maïssa Bey, quant à  elle, a l’habileté de réunir plusieurs formes d’adresses dans une seule et même phrase où l’on retrouve la forme interrogative avec l’impératif à la deuxième personne du pluriel comme dans l’exemple suivant : « Mais regardez-moi donc ! Qui pourrait  prétendre que je fabule ? » (2001 : 23)  

Ou parfois dans le même paragraphe où elle associe phrases impérative et interrogatives en y répondant sous forme de notes incises : « Répétez après moi : tout déguisement est révolte inutile. Jamais plus je ne raconterai des histoires. Faire mienne enfin cette question : à quoi bon vouloir travestir la vérité ? Oui, je suis une bâtarde. Farkha. Ce mot trop souvent entendu. Ce mot lancé comme un crachat. Une des insultes les plus graves qui puisse être proférée. » (Bey : 47) 

Le mot "Farkha", représente ici une note insérée en milieu de phrase, et donc une forme d’incise apportant un supplément d’informations au lecteur comme marque de son inscription textuelle. 


2-3 L’usage des déictiques comme révélateur de l’inscription  textuelle du lecteur virtuel.

L’usage des déictiques dans les trois romans de notre corpus sert une certaine stratégie d’implication du destinataire dans un échange entre lui et le narrateur et demeure très riche chez les trois romanciers. A savoir que les déictiques jouent un rôle important dans la communication et l’interaction narrateur- narrataire au sein du texte, le précise Jean Rousset :

 « […] Il faut faire place dans cette échelle graduée à une marque indirecte, mais bien visible encore, ce sont les déictiques ; ils impliquent, on le sait, la connivence du narrateur avec un interlocuteur implicitement présent. » (1986 : 25)

Nous lisons dans Le Serment des barbares :

 « Jadis, il y a une vie d’homme, elle embellissait l’entrée est d’Alger. (…) Les Algérois comme éblouis par une idée follement originale, claironnaient : Allons à Rouïba prendre un bol d’air et un ballon de muscat » (Sansal : 10)

Ce genre d’énoncés met narrateur et narrataire dans un espace-temps prédéterminé. Rompant le fil du récit en opérant des vas et viens entre un passé, un présent et un futur en empruntant à des décors et des lieux réels comme « Rouïba » Alger,…etc, ces énoncés ouvrent le texte vers un dehors. En projetant ainsi sa narration vers un hors texte, le narrateur s’adresse à un lecteur qui est lui aussi externe mais qu’il tend à inscrire dans le texte.

   La Part du mortaccorde aussi une grande place à cette adresse indirecte au lecteur que représente les déictiques et de manière fréquente qui permet au narrateur intradiégétique et personnage principal, le commissaire Brahim Llob, d’entrer en contact avec les narrataires intradiégétiques, persoannges du roman.

  En s’ouvrant ainsi « Depuis la neutralisation du Dab*, Alger respire. On se couche tard, on se lève tard, on se lève rarement. » (Khadra : 11). La Partdu mort plonge le lecteur dans un univers réel dans lequel il situe d’emblée son interlocuteur, un lecteur externe à l’intrigue :

 « Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le matin, j’arrive au bureau avant le planton. Pendant une bonne dizaine de minutes, j’ai erré dans les couloirs en quête de je ne sais quoi. Ensuite, lorsque les premiers sous-fifres ont commencé à débarquer, je me suis enfermé à double  tour dans mon box et j’ai essayé de décompresser en ne pensant à rien» (Khadra:66)

Le narrateur engage ici au moyen des embrayeurs qu’il multiplie un contrat narratif avec son destinataire. Nous verrons se substituer au pronom « je » qui renvoie ici au narrateur, les pronoms « on » et « nous », en impliquant d’avantage le narrataire dans le discours. Ce contrat narratif qui inscrit le lecteur dans le texte est encore plus renforcé, en se situant dans l’espace et le temps, le narrateur implique aussi la présence de son destinataire au moyen de deictiques spatio-temporels: « la nuit »,« le matin »,« au bureau »,« avant »,« pendant une bonne dizaine de minutes »,« dans les couloirs »,« ensuite »,« dans mon box » etc. D’un côté « Les déictiques spatiaux, on l’a vu, s’interprètent en prenant compte de la position du corps de l’énonciateur et ses gestes. » explqiue Dominique Maingueneau. (2004 : 25). Tout en prenant compte des gestes de l’énonciateur, d’un côté les déictiques spatiaux  jouent un rôle important dans l’implication d’un narrataire externe. De l’autre côté « Si les déictiques spatiaux s’organisent à partir de la position du corps de l’énonciateur, les déictiques temporels prennent pour origine le moment qui correspond au présent linguistique. » (Maingueneau: 33) et qui implique dans le temps non seulement le destinateur mais aussi son destinataire.

 Nous verrons se répéter et de manière omniprésente les termes « Algérie », « on », « je », « chaque instant », « là », devant une église », « nous » qui fourmillent dans le texte et mettent le narrataire externe à l’intrigue dans une situation d’énonciation dont il est supposé être l’interlocuteur par excellence.

Ces marques de déictiques mettent en présence un narrataire extradiégatique  et impliquent une connivence entre le narrateur et son interlocuteur en même temps qu’ils renseignent sur les traits de cet interlocuteur. Á travers l’énoncé suivant :

 « En Algérie, ça se passe comme ça, et pas autrement. Il y a en nous, une sorte de malin plaisir à ne point dissocier le succès des autres de l’hérésie ou de la félonie. Ce préjugé exerce en nous une démangeaison douloureuse et savoureuse à la fois ; nous nous gratterions au sang que nous ne voudrions pas y renoncer. » (Khadra : 19.)

Brahim Lob, héros et narrateur du roman s’adresse à un lecteur attentif qu’il situe d’emblée dans l’espace et le temps et dont il dévoile l’identité. En disant « en Algérie », « en nous », il affiche volontiers son algérianité ainsi que l’algérianité de son interlocuteur.

2-4 Les indices de langue et de savoir culturel

Les autres marques de l’inscription du lecteur sont la langue et le savoir mis en place dans le texte et qui correspondent à ce destinataire et à ses compétences, ce que nous pouvons appeler selon la terminologie d’Umberto Eco, l’ensemble des compétences linguistiques et culturelles «extralittéraires » ou « l’encyclopédie » que requiert l’auteur chez un lecteur potentiel.

« L’auteur présuppose la compétence de son Lecteur Modèle et en même temps il l’institue. »(Prince 1977 :68)

Le lecteur est ici inscrit d’abord dans la langue des textes, l’usage de la langue française comme langue matrice sur laquelle vient se greffer la langue arabe laisse entendre que l’auteur s’adresse à un lecteur francophone essentiellement maghrébin, bilingue, maîtrisant les deux langues. Á l’insertion de la langue arabe transcrite en caractères latins  dans les textes correspond l’inscription d’un lecteur maghrébin. L’usage de la langue arabe  qu’en font les auteurs de cette langue témoigne de la présence de ce lecteur.

   Même si l’usage de la langue arabe demeure moindre par rapport au français, elle demeure révélatrice de la présence d’un lecteur qui la partage avec l’auteur. Dans La Partdu mort comme dans Le Serment des Barbares et Cette fille-là des glossaires de mots arabes et plus spécifiquement algériens peuvent être relevés pour les villes, les lieux, les prénoms et autres.

Si l’emploie d’un vocabulaire arabe révèle l’identité de l’auteur, il contribue aussi à mettre en place un lecteur qui partage la même identité avec son auteur. « L’insertion de l’arabe dialectal transcrit en caractères latins dans un texte constitue en effet un indice essentiel pour déterminer l’identité culturelle d’un lecteur implicite» explique Valérie Lotodé. (2002 : 48)  

De nombreux glossaires peuvent être relevés des trois romans en même temps, nous ne pouvons toutefois  dans le cadre de cette brève étude nous étaler sur l’ensemble des glossaires,  nous en donnerons ici que quelques exemples. Dans le glossaire des lieux nous avons relevé les toponymes suivants respectivement dans les trois romans : Alger, Staouali, Taghit, Hidra, Khmisti, Ain Naadja, Soustara, La rue Larbi Ben Mhidi, Stade Bologhine, Tilimli,… etc

 Dans le glossaire des noms nous avons pu relever les anthroponymes suivants :"Salim", "Si Abbas", "Brahim", "Redouane", "Boualem", "Baya", "Achour", "Chrif", "Hadi Salem", "Talbi", etc dans La Pratdu mort et Le Serment des barbares et particulièrement des anthroponymes féminins dans Cette fille-là : "M’a Zahra", "Fatima", "Kheïra", "M’barka", "Badra", "Houriya", "Malika", …etc   

Un autre glossaire peut être relevé, celui des noms communs comme: "fatwa","zaïm","hammam","Dey", "baraka", "mouhafada", "houkouma" "fellahs", "chemassa", "douar", "djinns", "ferkha", "mektoub", "taleb", "djnoun", "la charia", "kanoun", "hchouma" etc  à côté d’autres glossaires de mots ou d’interjections appartenant à l’arabe algérien.  

Non seulement l’introduction de la langue arabe transcrite en caractères latins renseigne sur la présence en force d’un lecteur implicite mais aussi et surtout sur l’identité de ce lecteur.

Il est évident que dans la sphère langagière des romans de notre corpus coexistent des compétences linguistiques spécifiques qui non seulement révèlent la spécificité du dire des auteurs et de leur identité mais surtout témoigne de leur sollicitation d’un certain type de narrataire qu’ils tendent à inscrire à travers la langue des œuvres, essentiellement la langue arabe transcrite en latin surtout qu’ils n’accompagnent pas ces termes en notes explicatives.

En parallèle avec les compétences linguistiques qui correspondent à la langue des textes, il y a le savoir ou les savoirs auxquels ont recours les auteurs de notre corpus qui correspondent à leur culture  et met en place une certaine culture du lecteur qu’il sollicite à travers ce savoir. Nous entendons par savoir l’ensemble des connaissances culturelles qu’on appelle selon la terminologie d’Umberto Eco  "compétences extralittéraires"

 L’enracinement des trois romans dans les sociétés d’origine des auteurs, sociétés maghrébines, et dans la quotidienneté et les différents renvois à la réalité extralittéraire, sociopolitique, économique, culturelle et traditionnelle de l’Algérie met en place un certain type de savoir que le lecteur implicite devrait partager et avoir en commun avec la culture des  auteurs.

La connaissance de la langue arabe, supposée être une compétence requise chez le narrataire, revoie certainement à des savoirs linguistiques mais aussi et surtout à une culture traditionnelle et religieuse comme le laisse le suggérer les exemples suivants : « Je me surprend à promettre de rester honnête, de m’acquitter de mes cinq prières quotidiennes à temps, de ne jamais médire mon prochain. » (Khadra : 173)    

A ce savoir se  rajoute un savoir sociopolitique :

 «  Il n’y ni charte, ni Constitution, ni loi, ni équité ; si notre justice à nous porte un bandeau, c’est parce qu’elle n’a pas le courage de se regarder dans les yeux. Ce n’est pas un pays  que nous servons, mais des hommes. Nous dépendons de leurs sautes d’humeur et nous nous conformons à leur bon vouloir.  » (Khadra : 194)

Un autre type de savoir renvoie beaucoup plus aux éléments  de la tradition arabo-musulmane de la société algérienne que sont sensés partager auteur et lecteur et à laquelle ne cesse de renvoyer la narratrice de Cette fille-là comme dans le passage suivant où elle fait allusion aux tabous qui régissent la vie familiale et la vie de couple dans la société arabo-musulmane dont elle fait la critique  de manière implicitement ironique :

« Il regarde fixement le sol, incapable de prononcer le nom de cette enfant dont il a appris la naissance il y a quelques mois, en revenant fourbu des champs où il avait travaillé tout le jour. Pendant longtemps, accablé, il na pas adressé la parole à sa femme, une femme incapable de lui donner un fils. » (Bey : 33)

Maïssa Bey met en place ici à travers cette scène d’un père refusant la naissance d’une fille un ensemble de savoir qui correspond à la mentalité et au mode de vie propre la société maghrébine et musulmane.  

 Le Serment des barbares  offre aussi une lecture sociopolitique qui met l’accent sur la dimension collective et revoie au savoir du lecteur qui emprunte à la réalité :

 « Ainsi était Rouïba, il y a peu. Or que voilà que le terrorisme a ajouté les couleurs du feu de l’enfer, la vacarme des explosions, l’odeur du sang de la poudre, et semé dans les têtes de nouvelles maladies. » (Sansal : 12)

L’auteur met en place un certain savoir culturel  qui renvoie à la réalité socio-politique de l’Algérie qui témoigne du savoir des auteurs mais qui rend compte aussi de l’inscription d’un certain type de lecteur qui est sensé avoir en commun ces compétences.

 Le recours  des auteurs à un certain type de savoir donné permet d’identifier l’inscription d’un certain type de lecteur porté implicitement dans le corps du texte : « En un sens, l’écriture semble conditionné par des données d’ordre socio-culturel que le lecteur virtuel ne peut ignorer. Mais on ne peut aussi conjecturer que le texte figure comme le lieu d’une focalisation et d’un repli idéologique. Le lecteur empirique, quel que soit l’écart qui le sépare de cette culture, peut, sinon en connaître tous les éléments, du moins en soupçonner quelques-uns pour parfaire l’actualisation du texte. Il est ensuite de son libre-arbitre de prendre en compte ce lexique ou de le laisser à côté. » (Lotodé : 75)

 Ce qui est à conclure est que ce « lecteur implicite » est totalement effacé car, il est « ni décrit, ni nommé mais implicitement présent à travers le savoir et les valeurs que le narrateur suppose chez ce destinataire » (Jouve 1993 : 28) il est réduit aux seules données textuelles, sa substance se laisse discerner tout au long du texte, à travers les signaux et les indices qui lui sont faits.

Quelle est l’identité de ce lecteur en question et quel statut pourrait-on lui attribuer à travers l’ensemble des indices de son inscription textuelle ? Est  la question  qui s’est posée à nous dans cette réflexion et à la quelle nous essayerons de répondre dans notre prochaine réflexion.

Références bibliographiques

1-Bey, Maïssa (2001) Cette fille-là,  Éditions de l’Aube.

2-Genette, Gérard (1983) Figures III, Paris : Seuil, collection « Poétique ».

3-Iser, Wolfgang (1985) L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer), Bruxelles : Mardaga. [1er édition : 1976]. 

4-Jouve, Vincent (1993) La Lecture, Paris, Hachette,

5-Khadra, Yasmina(2004),La Partdu mort,Paris:Gallimard,collection « Folio »

6- Lotodé, Valérie (été 2002) « La Réception virtuelle comme révélateur de la maghrébinité d’un auteur », Expressions maghrébines, Vol. 1, N° 1

7-Maingueneau, Dominique (2003) Éléments linguistiques pour le texte littéraire, Nathan.

8-Prince, Gérald (1977), « Remarques sur les signes métanarratifs », Degrés. Revue de synthèse à orientation sémiologique. « Linguistique, rhétorique, idéologie », n°11-12, Bruxelles : André Helbot. 

9- Rousset, Jean (1986) Le Lecteur intime de Balzac au journal, Paris : Libraire José Corti.

10 - Sansal, Boualem (1999) Le Serment des barbares, Paris : Gallimard, collection « Folio »

11-Tzvetan Todorov (1968) Qu’est-ce que le structuralisme ? Tome 2, Paris : Éd. Du     Seuil « Poétique »,  coll. Points.    


@pour_citer_ce_document

Nassima Abadlia, «L’inscription du lecteur dans le roman algérien de langue française»

[En ligne] ,[#G_TITLE:#langue] ,[#G_TITLE:#langue]
Papier : ,
Date Publication Sur Papier : 2012-07-04,
Date Pulication Electronique : 2012-07-11,
mis a jour le : 14/01/2019,
URL : https://revues.univ-setif2.dz:443/revue/index.php?id=651.